Emilienne Balthus n’a que onze ans lorsqu’elle rencontre Léopold Wiesbeck, jeune artiste peintre de vingt-cinq ans. Emilienne est aussitôt foudroyée, transpercée par l’amour.
«Je lus ma vie sur son visage. Il avait les yeux gris comme un lac l’hiver, quand tout est glacé, les cheveux noirs et frisés, et ce teint pâle, cette blancheur laiteuse qui n’appartiennent qu’aux héros choisis par le destin. Son sourire me transperça, ce fut l’aurore, quand le premier rayon de soleil traverse soudain la nuit et arrache le paysage à l’ombre. Je sortis de l’enfance. D’un instant à l’autre, je devins une femme à l’expérience millénaire. Un séisme bouleversa mon ventre plat de fille impubère, mon âme fut transformée, je sentis tout mon être se rassembler et aspirer cet homme comme on se remplit les poumons d’air ».
Dès lors, Emilienne accepte son destin. Elle pense avoir été choisie, « prise en embuscade à la fin de l’enfance ». Emilienne s’applique donc à grandir et à devenir belle, puis à parfaire sa beauté. La petite fille sait que la peinture a pris Léopold, elle ne veut pas rivaliser avec elle, elle veut juste vivre à ses côtés pour toujours. Quand elle rencontre Léopold, elle se place toujours à sa gauche, un peu en retrait, afin de le contempler. Plus tard, elle se rend indispensable en lui passant les pinceaux, en lui préparant le thé…
Une complicité s’instaure entre le peintre et la fillette. Celle-ci observe les maîtresses de Léopold, et réfléchit à la meilleure façon de détourner le regard de Léopold de celles-ci. Le lien se raffermit encore lorsque le père d’Emilienne achète la magnifique maison de Genval, à la lumière si particulière. Une lumière tellement belle que Léopold demande au père d’Emilienne de pouvoir y passer quelques jours, pour peindre le lac.
« Il peignait. J’avais compris qu’il voyait un monde immobile, arrêté entre deux lumières. Devant mon miroir, je ne bougeais pas, je m’étudiais et j’ordonnais sa forme à mon visage ».
Bientôt, Emilienne est prête, mais Léopold ne la voit pas encore. Pour satisfaire Mme Van Aalter qui a décidé de régir sa carrière, il accepte d’épouser Blandine, une jeune et riche orpheline, afin de pouvoir se vouer entièrement à son art. Emilienne ne s’en émeut pas : Blandine, à la personnalité effacée, ne sera pas un obstacle pour elle.
Emilienne a quinze ans lorsque Léopold la reconnaît enfin :
« Je fis mon entrée en lui par effraction, je fus, au-dehors dans ce que son regard captait, la réplique exacte d’une image qu’il portait en lui sans l’avoir jamais vue. C’est ainsi que depuis quatre ans je m’étais construite, telle que, lorsqu’il me verrait, je serais devenue la représentation même de sa rêverie la plus secrète, celle dont il ne savait rien et dont il aurait la révélation en posant le regard sur moi ».
C’est alors le début d’un amour d’une puissance inconnue, auquel Emilienne sacrifie tout, tendue vers un seul but : aimer Léopold et sa peinture. Emilienne est prête à toutes les manipulations, sans jamais éprouver le moindre remords, mais son amour est sincère. Il sera payé de retour, mais à son plus grand désespoir, Emilienne Balthus survivra trop longtemps à son amant.
« La plage d’Ostende » est pour moi le plus beau roman de Jacqueline Harpman. Il nous raconte une passion excessive, dévorante, qui s’épanouit chez une jeune fille très raisonnable de la haute bourgeoisie bruxelloise. Servi par une magnifique écriture classique, le roman devient un fleuve d’un gris lumineux, envoûtant, qui emporte tout sur son passage. L’auteur, qui était aussi psychanaliste, manie avec beaucoup de subtilité et de finesse psychologique les sentiments de chacun des personnages, orchestre les manipulations, explorant les mythes de Narcisse et de Tristan et Yseult. On se prend à admirer Emilienne, à détester la pauvre Blandine qui n’y est pour rien, à oublier la moralité pour se placer du côté de l’Amour … Du grand art !
Coup de cœur !
La plage d’Ostende, Jacqueline Harpman, Le livre de poche n°9587, Paris, 2002, 317p.
8ème et dernier livre lu dans le cadre du mois belge d‘Anne et Mina
très tentant
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Si tu n’as jamais lu Jacqueline Harpman, je te le conseille vivement. Elle a une très belle écriture et elle fait preuve d’une grande connaissance de l’âme humaine, ses personnages sont très fouillés, psychologiquement. J’ai adoré aussi « Le bonheur dans le crime », « L’orage rompu », « Brève Arcadie », « Moi qui n’ai pas connu les hommes » (bouleversant)… et plusieurs autres. Je suis une grande fan depuis des années…
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Un des plus beaux romans de Jacqueline Harpman, en effet. De mon côté, l’année prochaine, j’espère que je mettrai enfin à exécuton mon projet de relire Le bonheur dans le crime.
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Moi aussi, j’aimerais le relire. Pourquoi ne pas envisager une LC consacrée à ce roman, ou à Jacqueline Harpman, au cours du prochain mois belge ?
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Mina y a déjà pensé, car cette romancière éveille vraiment l’intérêt 😉 On proposera sans doute Jacqueline Harpman, tout simplement,pour laisser le choix de la lecture.
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Il m’a l’air très beau. Tu as su me convaincre.
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Je le trouve très beau en effet, et très riche. Il y a beaucoup d’aspects dont je n’ai pas eu le temps de parler. J’espère qu’il te plaira!
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Waouh ! Ok. Tu conseillais aussi « le bonheur dans le crime » et « moi qui n’ai jamais connu les hommes ». Pour quelqu’un qui découvre Jacqueline Harpman, lequel conseillerais-tu en premier ?
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Question très difficile ! Mais je dirais « Le bonheur est dans le crime », ou « La plage d’Ostende », car « Moi qui n’ai pas connu les hommes » est assez différent de beaucoup de romans de Jacqueline Harpman, il est vraiment bouleversant. A lire quand on est en forme (psychologiquement), mais à lire absolument aussi!
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C’est ma plus grosse tentation retenue de ce mois belge!!
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Oui, il vaut vraiment la peine. Comme beaucoup de livres de cet auteur !
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J’avais apprécié son style mais j’avoue que ses autres romans ne me tente pas. A l’époque où j’avais découvert cet auteur, j’ai noté le bonheur dans le crime. L’as-tu lu ?
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Oui, je l’ai lu il y a déjà longtemps, et je l’avais beaucoup apprécié. J’étais même passé devant la maison du roman à Bruxelles, du moins, je pensais l’avoir trouvé d’après les indications dans le roman. Je pense le relire aussi.
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D’accord pour dire que c’est son plus beau roman, j’aime le relire de temps à autre. Beau choix du Livre de poche que cette peinture de Spilliaert en couverture.
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