Archive | février 2018

Six degrés de liberté, Nicolas Dickner

Voici ma quatrième lecture dans le cadre du Prix du Meilleur roman des lecteurs de Points. « Six degrés de liberté » est le troisième roman du canadien Nicolas Dickner. Son premier roman, « Nikolski » a remporté un grand succès. Nicolas Dickner est aussi l’auteur de nombreuses nouvelles.

 

Que ce soit à l’école ou lorsqu’elle aide son père à vider des maisons qu’il achète pour les rénover et les revendre, Lisa s’ennuie. D’autant que le week-end, quand elle se rend chez sa mère dépressive, celle-ci n’a qu’une idée en tête, l’emmener chez Ikea pour sa sacro-sainte promenade hebdomadaire dans le temple de la consommation. Alors, lorsque son seul ami, Eric, un jeune hacker surdoué et agoraphobe quitte le Québec pour suivre sa famille au Danemark, c’est est trop pour Lisa qui n’a plus qu’une idée en tête, partir le rejoindre sans laisser de traces. Un défi que les deux jeunes vont relever en utilisant leurs capacités : l’un est un as de l’informatique, l’autre du bricolage et de la « débrouille ».

Pendant ce temps, Jay, policière en liberté conditionnelle -on ne sait pas ce dont elle s’est rendue coupable-, lassée de son travail d’analyste de données aux fraudes économiques, se lance sur les traces d’un conteneur fantôme sur lequel ses collègues enquêtent : « Papa Zoulou », c’est le nom dudit conteneur (!), a disparu après que les bases de données ont été mystérieusement manipulées…

On comprend vite que Lisa et Eric ont quelque chose à voir avec ce conteneur, même si la narration entrecroisée évoque deux périodes qui ne se déroulent pas en même temps au début du roman.  L’idée intéressante et originale de Nicolas Dickner nous fait découvrir un monde dont on a du mal à se représenter l’importance : celui du trafic maritime des conteneurs, né de la mondialisation. Avec en arrière-plan, une réflexion sur les excès de notre époque et les privations de liberté qu’ils induisent.

Pour autant, je n’ai pas adhéré totalement au traitement de l’intrigue. Beaucoup de détails techniques m’ont ennuyée, trop de descriptions également, ainsi dès les premières pages lorsque Lisa aide son père à nettoyer la maison qu’il va rénover. Le roman est très documenté, trop sans doute à mon goût, dans un domaine qui m’intéresse très peu. Les temps utilisés m’ont également gênée : au début tout particulièrement, l’auteur passe du présent au passé simple ou à l’imparfait d’une manière déroutante, ce qui a rendu ma lecture moins fluide. Il en va de même pour les nombreux acronymes qui obligent à se référer à une liste en fin de volume. La seconde partie en revanche entre dans le vif du sujet et m’a davantage emportée, mais nous en étions déjà à plus de la moitié du roman.

Une chose est sûre, « Six degrés de liberté » ne sera pas mon roman préféré. Question de goût, indéniablement : je ne remettrai pas en cause le talent de l’auteur. D’ailleurs, d’après ce que j’ai pu lire chez les autres jurés, les avis sont partagés sur ce roman. Je vous invite donc à vous faire votre opinion en découvrant les critiques et commentaires sur le site des éditions POINTS.

 

Six degrés de liberté, Nicolas Dickner, Points, n° P4706, janvier 2018, 310 p.

 

 

La vengeance du pardon, Eric-Emmanuel Schmitt

Dans son dernier livre, paru lors de la rentrée littéraire de septembre 2017, Eric-Emmanuel Schmitt nous offre quatre nouvelles qui explorent les sentiments les plus obscurs de l’âme humaine, sentiments dont l’expression donne lieu à des souffrances infinies.

Ansi, « Les sœurs Barbarin » sont des jumelles qui n’éprouvent pas du tout les mêmes sentiments l’une pour l’autre. L’inégalité ressentie par Moïsette la conduira à développer la plus terrible des envies pour Lily qui l’aime tendrement.

« Mademoiselle Butterfly » est quant à elle un ange, sa déficience mentale faisant d’elle une jeune fille naïve, mais vraie et pleine d’amour. Une personne dont il est aisé de profiter, mais dont le comportement exemplaire donnera une leçon à tous.

La troisième nouvelle donne son titre au recueil et illustre, de façon machiavélique, comment le pardon d’une mère, face à l’assassin de sa fille, peut constituer la plus cruelle des vengeances.

Enfin, l’auteur nous emmène dans le jardin secret d’un vieil aviateur allemand qui, emporté par les circonstances de la seconde guerre mondiale, tua des dizaines de personnes sans s’émouvoir le moins du monde. C’est une petite voisine âgée de huit ans qui, par l’intermédiaire de la littérature, lui fera prendre conscience de ses actes passés, et l’amènera malgré elle, à se racheter.

Voici quatre nouvelles extrêmement bien ficelées, brillantes et cruelles, ménageant le suspense. Elles nous amènent à nous interroger sur la notion de pardon et les multiples formes qu’elle peut prendre et nous rappellent aussi que, en toutes circonstances, l’homme est un loup pour l’homme…

 

La vengeance du pardon, Eric-Emmanuel Schmitt, Albin Michel, Paris, septembre 2017, 326 p.

 

 

Lucie ou la vocation, Maëlle Guillaud

 

Etre juré d’un prix littéraire est très intéressant pour de nombreuses raisons, et notamment parce qu’il oblige à lire des livres auxquels on ne se serait pas forcément intéressé. C’est le cas du roman de Maëlle Guillaud, « Lucie ou la vocation », qui traite de religion et du choix d’entrer dans les ordres, qui n’avait pas attiré mon attention lors de sa parution en 2016.

Lucie est en khâgne dans un prestigieux lycée parisien mais la compétition impitoyable qui règne dans cette classe préparatoire ne convient pas à la jeune fille qui ne supporte plus la pression. Celle qui se prépare à une brillante carrière se trouve emplie de doutes. Depuis quelques temps, elle se rend dans la cour d’un couvent en compagnie de Mathilde, une amie catholique pratiquante. L’amour et la sérénité qu’elle y ressent la conduisent à rencontrer la mère supérieure et très rapidement, à entrer en noviciat : pourquoi ne pas vivre sa foi, devenir l’épouse de Dieu, lui sacrifier sa vie ?

C’est une congrégation prestigieuse, contemplative, mais aussi très dure, que Lucie a choisie : il lui faudra un jour faire vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Dès les premiers jours, Lucie est confrontée à la difficulté d’obéir et se retrouve à nouveau en proie au doute, un sentiment qui ne la quittera plus.

Outre le point de vue de Lucie la narratrice, ce court roman nous offre celui de sa meilleure amie Juliette, qui a bien du mal à comprendre le choix de Lucie. Juliette brûle d’envie d’aider Lucie à sortir de ce qu’elle considère comme une prison, un enfermement qui ne peut être que l’œuvre d’une secte. Elle se met à haïr ce dieu qui lui a volé sa meilleure amie. Fidèle, elle continue à écrire et à rendre visite à Lucie, et essaie de comprendre, encore et toujours.

A l’intérieur du couvent, les choses ne se passent pas comme Lucie l’avait imaginé. Les pires défauts humains règnent : hypocrisie, jalousies, mensonges, cruauté, manipulation. Le prieuré n’est finalement que le reflet de la société. L’arrivée de Mathilde ne soulagera pas Lucie, bien au contraire. Il n’y a qu’un père jésuite, ancien ami du père de Lucie, qui parviendra à lui apporter quelque réconfort.

Le sujet est original et intéressant, mais le traitement parfois un peu abrupt et rapide : on se demande comment une jeune fille moderne en arrive à prendre la décision d’entrer dans les ordres aussi rapidement. On comprend vite que Lucie est éprise d’absolu, mais on regrette que son cheminement ne soit pas plus détaillé. Il en va de même à la fin, lorsqu’elle prend sa décision finale.

Pour autant, ce premier roman est bien écrit, fluide et prenant. Il présente l’intérêt de nous emmener dans une réflexion hors du temps. Un temps qui d’ailleurs, ne se déroule pas comme à l’ordinaire : dans « Lucie ou la vocation », les années passent sans que l’on s’en aperçoive, le temps semble immuable. Et se posent les questions essentielles : exerçons-nous vraiment notre liberté ? Détenons-nous vraiment le pouvoir de choisir notre vie ?

 

Lucie ou la vocation, Maëlle Guillaud, Editions Points Seuil, Paris, septembre 2017, 201 p.

  

Livre lu dans le cadre du Prix du meilleur roman Points seuil 2018.

 

 

Eclipses japonaises, Eric Faye

 

Dans le cadre de la sélection pour le Prix du Meilleur Roman points, je poursuis mes lectures avec le très beau roman d’Eric Faye, « Eclipses japonaises ».

 

« Les histoires comme celles-ci sont pareilles au Nil, elles n’ont pas un commencement. Elles en ont une myriade. Et toutes ces sources engendrent des rus qui se jettent, l’un après l’autre, dans le cours principal du récit -le grand fleuve ».

 

C’est ainsi qu’Eric Faye nous emmène dans les années soixante en Asie, au plus fort des tensions entre les deux Corées et le Japon. La grande histoire, celle des relations internationales exacerbées que connaissait cette zone du monde pendant la guerre froide, est aussi faite du tissage des destins de tant d’anonymes qui se sont vus dérober leur vie : dépossédés de leur libre arbitre, privés à tout jamais de leur famille. Ces « Eclipses japonaises », ce sont ces Japonais disparus, « évaporés », car enlevés sans qu’aucune trace ne permette jamais à leurs proches de comprendre ce qu’il s’est passé, ni de faire le deuil.

C’est le cas de Naoko, une jeune japonaise enlevée à l’âge de treize ans, propulsée dans l’univers glacial du totalitarisme nord-coréen et qui devra apprendre le coréen avant de se voir assigner la tâche d’enseigner un japonais parfait, verbal et non-verbal, jusqu’aux comptines enfantines, à des futurs espions de Corée du Nord.

Naoko croisera une autre japonaise, Setsuko, de quelques années plus âgée, enlevée en même temps que sa mère dont elle est sans nouvelles, à qui elle devra également enseigner le coréen. Et puis, il y a ce soldat américain, le caporal Selkirk, qui surveille la ligne d’armistice depuis un poste d’observation Sud-coréen, et dont l’angoisse grandit face aux rumeurs concernant l’envoi probable de sa compagnie au Vietnam.

Enfin, parce que les victimes sont aussi à l’intérieur, Sae-Jin, « Perle de l’univers », jeune nord-coréenne, étudiante brillante parlant un excellent japonais, est enrôlée pour servir son pays, en devenant agent secret et, au gré des missions qui lui seront imposées, rien moins que terroriste.

Les faits sont romancés mais historiques. Derrière une couverture et un titre énigmatique, Eric Faye nous propose une enquête sur les traces de ces oubliés de l’histoire dont on commence à parler depuis quelques années. Mais il s’agit bien d’un roman, qui allie à une belle écriture toute en retenue, l’expression d’une empathie envers ses personnages. L’auteur ne se contente pas de révéler les faits, il explore les sentiments qu’éprouvent ces « eclipsés » tout au long de leur vie, les difficultés qu’ils ont eu à s’habituer à la vie qui leur a été imposée, mais aussi celles qu’ils éprouveront, pour certains, à retrouver ou découvrir un jour leurs origines.

Une lecture passionnante qui donne envie d’en savoir plus sur cette période de l’histoire et cette partie du monde, mais aussi un roman émouvant, à ne pas manquer !

 

Eclipses japonaises, Eric Faye, Points seuil n°P4620, septembre 2017, 225 p.