Archive | novembre 2019

Dévorer le ciel, Paolo Giordano

 

Décidément, les coups de cœur se suivent et ne se ressemblent pas. Voici toutefois un roman que j’hésite à qualifier de coup de cœur, car je l’ai beaucoup aimé et j’ai eu du mal à le lâcher, mais il m’a aussi un peu dérangée, sans que je puisse vraiment définir pour quelle raison ; peut-être parce qu’il est un peu trop dans l’air du temps. Cependant, il est de ceux qui résonnent longtemps parce qu’ils amènent une réflexion et parce qu’ils bonifient avec le temps dans la mémoire.

De Turin où elle vit avec sa famille, Teresa descend chaque été dans les Pouilles, région dont son père est originaire et où elle retrouve sa grand-mère. Elle y fait la connaissance de trois jeunes qui vivent dans la ferme voisine. C’est une famille un peu différente des autres, qui accueille des enfants en difficulté : elle est composée de trois garçons, des « frères » qui n’en sont pas vraiment, Nicola, Tommaso et Bern. Ils ne sont pas allés à l’école mais ont suivi l’enseignement dispensé par Cesare, le père, très croyant. Ce dernier utilise d’ailleurs la religion pour dominer ses « enfants » -seul Nicola est le fils de Cesare et Floriana-, mais il leur inculque aussi des principes qui les guideront dans leur vie d’adulte.

Dès le début, Teresa est captivée par Bern, et quelques années plus tard, lors d’un voyage improvisé dans les Pouilles à l’occasion du décès de sa grand-mère, elle décide de quitter Turin pour s’installer dans la petite communauté qui vit désormais dans la ferme d’à-côté : Nicola, Tommaso et Bern, aidés par Giuliana et Corinne. Ces jeunes exploitent désormais les fruits de la terre. La décision de Teresa, prise au grand dam de ses parents, va l’entraîner sur des chemins très différents de ceux que sa vie d’étudiante laissait présager.

« Dévorer le ciel » est un roman d’apprentissage sur fond de préoccupations écologiques. Très tendance donc, même si la veine n’est pas nouvelle. Le roman m’a en effet rappelé « Deux sur deux », un roman italien également, écrit par Andrea De Carlo en 1989, mais publié en 2018 en français et dans lequel les protagonistes mettent sur pied une petite communauté en Toscane (bien que cela ne constitue pas l’essentiel du roman de De Carlo).

Dans « Dévorer le ciel », de jeunes adultes recherchent aussi un sens à donner à leur vie. Ils refusent les excès du matérialisme ambiant et veulent limiter leur impact sur la nature.  Ils développent donc une petite activité agricole, à partir du potager biologique, le « Food forest », que Cesare avait créé. Ils vivent du fruit de la vente de leurs produits, parfois difficilement. Leur combat prend de temps à autre des formes plus actives, voire extrémistes. L’idéalisme des jeunes se heurte toutefois à la réalité, celle de l’amitié, de l’amour, du temps qui passe et des pressions de la société.

C’est donc une histoire romantique, au sens noble, et idéaliste que l’auteur nous offre. « Dévorer le ciel » est surtout une interrogation sur l’avenir : le roman nous montre le désarroi de jeunes qui peinent à trouver leur place dans le monde. Teresa est une belle héroïne, amoureuse désintéressée, courageuse, fidèle à ses convictions. Bern est quant à lui beaucoup plus complexe, intelligent, fidèle lui aussi à ses idées, jusqu’à l’obstination, ce qui le rend parfois égoïste. Avec Nicola et Tommaso, ils forment un trio intéressant qui malheureusement n’est exploité qu’au début du roman. Tommaso est quant à lui en retrait, mais toujours présent au fil des années, lui dont la sensibilité offre à Teresa un autre éclairage sur Bern.

Quelques longueurs au début, quelques digressions qui ont sans doute pour but de présenter la complexité des personnages, de Bern notamment, en nous éclairant sur certains des choix qu’il fera plus tard, puis le roman nous emporte avec lui dans son flot, avec la puissance d’un fleuve, une tension qui monte, la force d’une écriture pourtant douce et un brin nostalgique, qui nous montre que tout est possible et qu’en même temps, rien ne sera plus jamais pareil. L’histoire de la vie, en somme, qui construit et détruit en même temps…

 

Dévorer le ciel, Paolo Giordano, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Editions du Seuil, Paris, août 2019, 454 p.

 

9  ème participation au challenge 1 % de la rentrée littéraire

 

Au col du mont Shiokari, Muira Ayako

Nous sommes au Japon, au milieu du XIX ème siècle, à la fin de la longue période d’isolement que le pays a connue avant de se voir forcé à s’ouvrir au commerce extérieur. Nagano Nobuo est le fils d’un Samouraï et d’une chrétienne. Il est élevé par son père et sa grand-mère, cette dernière ayant rejeté la mère de l’enfant à cause de sa foi. Après un incident survenu à l’école, le père de Nobuo prend conscience que sa mère omet d’inculquer des principes de tolérance à son fils et décide de s’occuper mieux de son éducation.

A la mort de sa grand-mère, alors qu’il est devenu adulte, Nobuo retrouve sa mère, puis il s’éprend d’une jeune femme douce qui est gravement malade. Il se convertit ensuite au christianisme et entame un combat contre l’intolérance et les préjugés. Il ira jusqu’à l’ultime sacrifice pour sauver des voyageurs…

Fondé sur une histoire vraie, ce roman a été publié au Japon en 1968. Il a remporté un grand succès, tout comme le film qui en a été tiré en 1975. Le roman avait alors été traduit en plusieurs langues mais pas en français. Dans les années 2000, la traductrice, Marie-Renée Noir, a lu entièrement ce livre dont elle avait découvert quelques passages alors qu’elle étudiait au Japon bien des années auparavant, et s’est étonnée du fait qu’il n’ait pas encore été publié en France. Elle a donc contacté le mari de l’auteure, décédée en 1999, afin de pouvoir traduire et publier le roman.

« Au col du mont Shiokari » est une merveille : un roman d’apprentissage qui décrit le cheminement spirituel d’un homme exceptionnel, sincère et courageux. Très facile à lire, il est aussi fin et sensible. Il est le témoin d’une époque et d’une culture mal connues en Occident, mais il est en même temps proche de nous par les valeurs qu’il véhicule. Une lecture intelligente et pleine d’émotion, qui fait du bien et résonne longtemps en nous après la lecture !

Coup de coeur 2019 !

Au col du mont Shiokari, Miura Ayako, roman traduit du japonais par Marie-Renée Noir, Editions Picquier poche, 2007, 368 p.

 

Participation au challenge Objectif Pal chez Antigone

 

 

Encre sympathique, Patrick Modiano

Patrick Modiano est l’un de mes auteurs préférés et donc, pas question de manquer la sortie de son nouveau roman qui s’avère tout à fait « modianesque ». « Encre sympathique » est en effet l’histoire d’un souvenir qui tourmente le narrateur, comme souvent chez Modiano qui, avec ce roman, poursuit son étude des phénomènes de la mémoire et de l’oubli. On retrouve l’atmosphère propre aux livres de l’auteur et ce magnétisme qu’il évoque et qui caractérise d’ailleurs l’effet de son écriture sur beaucoup de ses lecteurs …

« Il y a des blancs dans une vie mais parfois ce qu’on appelle un refrain. Pendant des périodes plus ou moins longues, vous ne l’entendez pas et l’on croirait que vous avez oublié ce refrain. Et puis, un jour, il revient à l’improviste quand vous êtes seul et que rien autour de vous ne peut vous distraire. Il revient, comme les paroles d’une chanson enfantine qui exerce encore son magnétisme ».

Et ce refrain qui revient, ce sont les éléments d’une enquête menée par le narrateur il y a bien longtemps. Lorsqu’il n’avait que vingt ans, le narrateur a travaillé pour une agence qui ressemble fort à celle d’un détective privé. Le patron lui avait alors confié quelques recherches à effectuer sur la disparition d’une certaine Noëlle Lefebvre. Le jeune homme disposait alors de peu d’éléments sur cette femme : son adresse, celle d’un café qu’elle fréquentait régulièrement, ainsi qu’une poste restante au bureau des PTT de son quartier, et enfin le nom de l’homme qui s’était étonné de sa disparition.

Le narrateur se lance alors dans l’enquête avec toute la motivation de son jeune âge, en prenant bien soin d’appliquer les consignes de son patron pour ne pas effrayer les personnes qu’il interroge. C’est ainsi qu’il entre peu à peu dans la vie de Noëlle, même si les découvertes qu’il fait sont infimes. L’enquête se prolonge dans le temps, elle ne dure pas mais réapparaît à différents moments de la vie du narrateur : c’est en réalité une recherche sur lui-même que mène le narrateur. On découvre des décors chers à Patrick Modiano, comme l’Avenue d’Albiny de « Villa triste ».

Dans « Encre sympathique », il est donc question principalement de souvenirs, de mémoire et d’oubli. Mais aussi de mensonges qui parfois deviennent réalité. Car il s’agit d’une réalité oubliée, que notre inconscient a en quelque sorte recyclée et qui subsiste dans notre mémoire comme un mensonge. Peu à peu, les mots de Modiano remontent à la surface des pages comme autant de souvenirs. Ce nouveau roman est comme ceint d’une aura de mystère, l’atmosphère que l’auteur crée avec des mots simples est empreinte de poésie.

Au fur et à mesure que la recherche avance, les éléments deviennent plus flous, plus troubles. Une nouvelle fois, Modiano explore les thèmes qui lui sont chers : la difficulté à savoir qui l’on est vraiment, qui sont les autres, parce que les mensonges, les omissions, les oublis involontaires brouillent les pistes. L’auteur nous promène dans des décors désormais familiers, Paris, Annecy, mais il nous surprend aussi avec un final qui se déroule à Rome. On n’a qu’un regret, que le roman se termine et que s’arrête la musique douce et nostalgique de l’écriture de Modiano.

Coup de cœur 2019 !

Encre sympathique, Patrick Modiano, Gallimard, Paris, octobre 2019, 137 p.

 

8 ème participation au challenge 1% de la rentrée littéraire

 

 

 

La panthère des neiges, Sylvain Tesson

 

Sylvain Tesson, qui « tient l’immobilité pour une répétition générale de la mort », n’a pas hésité à bousculer ses certitudes lorsque son ami photographe, Vincent Munier, lui a proposé de l’accompagner pour une nuit d’observation en forêt, à l’affût des blaireaux qu’il voulait photographier. Ce fut pour Tesson une véritable révélation, qui le conduisit à accepter la proposition de Munier de se rendre avec lui au Tibet afin de traquer -pour la photographier- la rarissime panthère des neiges.

Et c’est le récit de ce voyage que Sylvain Tesson publie aujourd’hui, un très joli texte qui exalte « la science de l’affût », long exercice fait d’attente et de patience. Au cours de ces journées glacées, dans un paysage lunaire que l’auteur sait si bien décrire pour nous transporter loin de nos habitudes, Sylvain Tesson s’est construit peu à peu une philosophie de l’attente qui est une « antidote à l’épilepsie de (notre) époque » et qui devient un véritable hymne à la diversité animale et à la nature dans son ensemble. Géographe consacré, il s’était jusqu’alors peu intéressé aux animaux ; le voilà conquis :

« La terre avait été un musée sublime. Par malheur, l’homme n’était pas conservateur. »

Outre la réflexion, le récit de Tesson ne manque pas de poésie, comme lorsqu’il évoque le Mékong et ses cinq mille kilomètres de la source sur les hauts plateaux gelés du Tibet jusqu’au delta du fleuve mythique. Tesson nous fait aussi découvrir le travail de Vincent Munier qu’il considère comme « le plus grand photographe animalier de tous les temps ».

Voilà donc une lecture qui éclairera nos sombres journées d’hiver, qui se dégustera lentement, et qui nous incitera au consentement face au monde et à sa préservation. Mieux que toutes les leçons médiatiques sur l’écologie !

 

Coup de cœur 2019 !

 

La panthère des neiges, Sylvain Tesson, Gallimard, septembre 2019, 168 p.

 

 

7 ème participation au challenge 1% de la rentrée littéraire 2019