Archive | mars 2021

Mémoire de soie, Adrien Borne

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Quand Emile, vingt ans, part pour le service militaire, c’est presque une matinée comme les autres, baignée du soleil drômois. Son père lui a dit au revoir la veille, il est au magasin. Sa mère s’active déjà, courbée devant le lavoir. Nous sommes en 1936 et la famille, épargnée lors de la Grande guerre, semble n’avoir rien à craindre. «Pas de fierté ni d’inquiétude. Que ce soit pour deux années pleines ne change rien à l’affaire». On s’attend alors à un avenir sombre. Pas la peine. C’est que le passé l’a déjà été.

Emile ne s’en doute pas, jusqu’à ce qu’il découvre dans le livret de famille que sa mère lui a remis avant son départ que son père y figure sous le prénom de Baptistin. Pourtant son père à lui se prénomme Auguste… Pour comprendre, Emile se penche sur le passé de sa famille, étroitement lié à la magnanerie, cet élevage de vers à soie qui faisait leur fierté jusqu’à la fin de la guerre 14-18. Comme sa mère, Suzanne, autrefois, Emile doit dévider le cocon et tirer le fil. Il s’agit d’un travail difficile mais Suzanne était experte :

« — Alors je commence à tirer, tout délicatement, à dévider, et à enrouler, la magie s’organise. Parfaitement ordonnée. Le fil s’étire, le cocon s’abandonne, j’ai la main, je fais de la soie ou tout comme, elle prend forme sous mes yeux.

Suzanne répète sa tâche sur les six bassines qui composent sa machine. Mêmes yeux, mêmes doigts, même férocité. Ne pas se précipiter, de la vigilance, toujours, pour changer les cocons épuisés ou renouer les fils rompus. D’une exigence extrême. Un monde à écouler. »

Et c’est que qu’Adrien Borne s’attache à faire, petit à petit, soigneusement et précisément, dévidant le cocon, tirant le fil jusqu’à « imaginer l’infini ». Il nous révèle ainsi une histoire familiale douloureuse, qui a tissé son quotidien autour d’un secret bien enfoui, sans que cela ait été décidé, parce que les choses étaient comme cela, tout simplement. Derrière l’apparente dureté des personnages et leur silence, l’amour ne manque pas, celui de Suzanne et Baptistin, et celui d’Auguste qui a toujours été là.  Un monde comme il en existait autrefois, rompu au travail, acceptant le destin et peu enclin à exprimer ses sentiments.

L’écriture de l’auteur est à l’image du roman, dure et précise, âpre et poignante. C’est un premier roman très maîtrisé que nous offre Adrien Borne, plein de non-dits et de sentiments qui se cachent au détour d’une phrase. Un beau roman littéraire et un auteur à suivre !

Mémoire de soie, Adrien Borne, JC Lattès, août 2020, 248 p.

 

Lu dans le cadre du challenge Objectif Pal chez Antigone.

Les protégés de Sainte Kinga, Marc Voltenauer

Après avoir voyagé en Suède avec « L’aigle de sang », j’ai pris beaucoup de plaisir à retrouver l’inspecteur Auer en Suisse, évoluant entre son bureau de Lausanne et ses magnifiques montagnes de Gryon. Car c’est quand même de ce cadre qu’il tire une partie de sa spécificité. Et puis, la Suède, c’est bien mais, après la vague des polars nordiques qui déferlent depuis des années, j’avais un peu envie d’autre chose. Et justement, cette fois, c’est dans la vallée du Rhône, entre Monthey et Martigny, que se déroule l’action et plus précisément dans les mines de sel de Bex.  

L’inspecteur Auer est en effet appelé en urgence suite à une prise d’otage qui se déroule dans ces mines toujours en activité et exploitées également par le tourisme local pour leur intérêt historique. L’affaire est sérieuse et parmi les otages se trouvent les élèves d’une classe de la région en visite pédagogique. L’homme qui les retient est déguisé en Charlot et il faudra pas mal de temps à l’équipe de l’inspecteur Auer pour l’identifier.  

Parallèlement à cette affaire, l’auteur opère quelques retours en arrière sur les traces d’Aaron Salzberg, un jeune homme qui en 1826 a quitté la Pologne pour venir travailler dans les mines de sel de Bex. Son exil tournera à la tragédie et comme vous vous en doutez, aura un rapport avec la délicate prise d’otages en cours.  

Ce quatrième volet des enquêtes de l’inspecteur Auer nous offre presque 550 pages d’un suspense parfaitement mené, dans un cadre original et passionnant. Outre l’intrigue, qui nous conduit aussi sur les traces d’un mouvement politique extrémiste et multiplie habilement les péripéties, nous assistons à une véritable enquête historique qu’a menée l’auteur sur ce patrimoine unique : il y a là un énorme travail de recherche qui est adroitement intégré au roman, pour notre plus grand intérêt.  Une lecture prenante, passionnante et qui ajoute à l’intérêt historique des questions bien actuelles.

Avec « Les protégés de Sainte Kinga », Marc Voltenauer confirme, s’il en était besoin, son talent et s’installe désormais parmi les grands noms du polar suisse, voire européen. A noter la sortie en poche du tome précédent, « L’aigle de sang ».

Les protégés de Sainte Kinga, Marc Voltenauer, Editions Slatkine et Cie, 2020, 542 p.