Archive | mai 2021

La mer ne baigne pas Naples, Anna Maria Ortese

C’est un recueil de nouvelles et de reportages, paru en 1953 en Italie puis pour la première fois en France en 1993. Il vient d’être réédité en 2020 chez Gallimard, dans une édition augmentée de deux textes inédits servant de préface et de postface, pour notre plus grand intérêt car Anna Maria Ortese figure parmi les principales représentantes de la littérature italienne du XXème siècle.

la mer ne baigne pas naples

L’ouvrage réunit donc deux nouvelles de facture classique, suivies de trois textes proches du reportage mais à la valeur littéraire incontestable. L’ensemble témoigne en effet d’une grande puissance d’évocation, d’abord qualifiée de néo-réaliste, mais la préface et la postface ajoutées à l’édition de 2020 donne un nouvel éclairage à ces textes, révélant une auteure bouleversée par le réel au point de ne pas le supporter.

Certes, le pessimisme et la noirceur sont bien présents dans cet ouvrage et la première nouvelle donne le ton : « Une paire de lunettes » nous présente une fillette presque aveugle qui vit dans un typique « basso », rez-de-chaussée étriqué et sombre des quartiers pauvres de Naples. L’enfant chausse ses premières lunettes, offertes par une tante qui insiste lourdement sur le prix indécent que cela lui coûte, et elle découvre enfin le monde qui l’entoure : elle se met aussitôt à pleurer…

« La ville involontaire » ressort plutôt du reportage et décrit les « Granili », un édifice de 300 mètres de long, qui abrite toute la misère humaine. Ce n’est pas seulement « ce que l’on peut appeler un relogement provisoire de sans-abri, mais bien plutôt la démonstration, en termes clinique et juridique, de la déchéance d’une race », celle qui tolère un tel quartier où survivent les « larves d’une vie dans laquelle existaient le vent et le soleil » et qui ne « conservent de ces biens qu’un vague souvenir ». Le lecteur a vite compris que « la mer ne baigne pas Naples », de la même façon que « le Christ s’est arrêté à Eboli ».

Anna Maria Ortese va plus loin dans le dernier reportage qui est particulièrement intéressant : « Le silence de la raison » évoque les intellectuels napolitains que Ortese rencontre dans les beaux quartiers de Chiaia. Elle livre une description critique de leurs rapports, dénonce l’hypocrisie de ces progressistes, remet en question leur engagement révolutionnaire. Ce texte est à l’origine de la polémique sur le recueil, d’autant que les vrais noms des auteurs concernés sont conservés : on y croise entre autres, Luigi Compagnone, Raffaele La Capria, Vasco Pratolini, des écrivains qui avaient participé, avec Anna Maria Ortese, à la revue « Sud » entre 1945 et 1947.

L’écriture de Anna Maria Ortese est en effet sans concession. Elle est précise et ciselée, voire méticuleuse quand il s’agit par exemple des Granili. Elle est également parfois « exaltée », « fébrile » et presque hallucinée, comme l’auteure la qualifie elle-même dans la nouvelle préface. D’ailleurs, elle y insiste sur l’écriture : « peu de gens parviennent à comprendre comment l’écriture renferme la seule clé de lecture d’un texte, et la trace de son éventuelle vérité ». Et elle nous donne d’importantes clés : … « je me demande si La mer était vraiment un livre « contre Naples ». Je me demande où je me suis trompée, si je me suis trompée en l’écrivant et de quelle façon il faudrait aujourd’hui le lire. » Je vous laisse découvrir la suite. A vous de juger.

Coup de cœur 2021

La mer ne baigne pas Naples, Anna Maria Ortese, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Gallimard, Paris, juin 2020, 193 p.

La farce, Domenico Starnone

Après l’excellent « Les liens », je retrouve avec joie Domenico Starnone dont le talent ne se dément pas même si ce nouveau roman est moins percutant que le précédent. Pour autant, il « résonne » en moi depuis plusieurs jours et sollicite sans cesse ma réflexion vers de nouvelles interprétations. Voilà ce que j’appelle de la littérature et Domenico Starnone est, à mon avis, l’un des plus grands écrivains italiens contemporains.

la farce domenico starnone


« La farce » est à prendre au sens propre, mais je ne vous la raconterai pas bien sûr, tandis que métaphoriquement, elle sous-tend tout le roman.  La trame est simple : le narrateur, Daniele, est appelé au secours par sa fille Betta pour venir chez elle à Naples s’occuper de son fils Mario car elle doit se rendre avec son mari à un colloque de mathématiques en Sardaigne. Daniele hésite parce qu’il a une commande pour illustrer une nouvelle de Henry James et parce que rester seul avec un enfant de quatre ans pendant quelques jour lui paraît au-dessus de ses forces. A soixante-dix ans, il se remet difficilement d’une opération, mais conscient de son peu d’empressement en tant que père et grand-père, il accepte et se rend à Naples.

On l’imagine bien, ces quelques jours ne seront pas de tout repos pour Daniele. C’est un homme distrait, envers les autres notamment et même dans l’amour qu’il porte à sa fille, il l’admet lui-même. Daniele a été un artiste ambitieux, dont le travail a compté, mais il commence à s’interroger sur l’opportunité d’arrêter de dessiner. A ces questions existentielles, s’ajoute le fait qu’il déteste Naples, tout comme l’appartement de Betta qui n’est autre que celui dans lequel il a été élevé. Un endroit pour lui plein de fantômes, comme la nouvelle d’Henry James, « The jolly corner », sur laquelle il doit travailler et qui évoque un homme qui « retourne dans une vieille maison qu’il possède à New York et y retrouve un fantôme, le fantôme de celui qu’il aurait été s’il n’était pas devenu homme d’affaires ».

Daniele se rend compte qu’il s’est attribué à tort « la capacité de faire ce qui n’avait jamais été fait ». Les promesses de son enfance se sont engluées dans l’âge adulte et dans la concurrence avec d’autres artistes plus compétents que lui. Il est donc proche de ce petit Mario à qui ses parents font croire, en s’extasiant devant son intelligence, que le monde sera un jour à ses pieds. L’enfant est en effet brillant mais il s’abreuve des compliments qu’il reçoit ; il est en outre un petit génie domestique, capable de presque tout faire dans la maison, mais il est également capricieux, parfois incontrôlable et ne pense qu’à jouer, comme tout enfant de son âge, ce que Daniele, tout à son travail, a tendance à oublier. Il s’en mordra les doigts d’ailleurs…

« La farce » souligne l’importance des souvenirs qui hantent nos vies. C’est une satire de la vieillesse et de l’enfance qui pointe leurs points communs : elles connaissent les deux extrêmes de l’ambition, sa naissance et les espoirs qu’elle procure, et la désillusion amère dans laquelle elle s’évanouit. Les thèmes que Domenico Starnone met en avant sont nombreux et l’on retrouve ceux qui sont chers à Elena Ferrante, comme la dualité de la ville de Naples et celle du dialecte napolitain. L’auteur est soupçonné « d’être » Elena Ferrante et je dois dire que quelques pages m’ont laissée bouche bée, tant j’ai cru entendre la voix d’Elena Ferrante. Ainsi, l’imposture sociale chère à l’écrivaine napolitaine est un des éléments du malaise ressenti par le grand-père.

L’événement central du roman, la farce, amène Daniele à se découvrir « sans qualités et vide » : il constate amèrement que les compliments de l’enfance n’ont pas tenu leurs promesses et que son petit-fils devra affronter les mêmes désillusions. Le roman se termine par un « appendice » qui est un journal illustré -par Dario Maglionico- reprenant les principaux moments du séjour à Naples de Daniele et il apporte plusieurs clés de lecture, notamment dans le parallèle qu’il établit avec la nouvelle d’Henry James.


« La farce » est un duel entre un grand-père et son petit-fils qui se lit d’une traite et qui se prolonge par de nombreuses réflexions, sur l’art aussi notamment, et sur tant d’autre sujets que je n’ai pas pu évoquer ici. Divertissant et enrichissant !

La farce, Domenico Starnone, traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Fayard, avril 2021, 229 p.

« Les liens » est désormais disponible en poche

les liens poche

Les routes de poussière, Rosetta Loy

C’est déjà presque un classique : ce roman est paru en 1987 en Italie et a connu un grand succès, remportant plusieurs prix littéraires. Il avait été publié en français en 1995 et il vient d’être réédité chez Liana Levi en 2019. Rosetta Loy, née en 1931 à Rome, appartient à la féconde « génération des années trente » et est désormais une figure importante de la littérature italienne contemporaine.

les routes de poussière rosetta loy

« Les routes de poussière » nous plonge dans le XIXème siècle italien, celui du Risorgimento, un processus lent qui culmine avec la réalisation de l’unité italienne en 1861. Le roman de Rosetta Loy a le souffle épique des sagas historiques, même s’il ne nous offre finalement que le quotidien d’une famille de paysans aisés du Piémont sur trois générations. En effet, il ne s’agit pas d’un roman historique, la « grande Histoire » n’étant présente qu’en toile de fond et les événements n’étant que rapidement évoqués. C’est au contraire le destin de paysans inconnus qui est détaillé, leurs amours, leurs épreuves, leurs joies, leurs superstitions et leurs sentiments.

Le roman débute avec le dix-neuvième siècle, dans les collines du Piémont, au nord-est de Turin. Les étés sont chauds et secs, les hivers pluvieux, et la neige recouvre tout en hiver. Un climat difficile pour les descendants du « Grand Masten », ce paysan devenu propriétaire après s’être enrichi en revendant fourrage et blé aux soldats de passage : la région subit en effet de nombreuses invasions, notamment au cours des campagnes napoléoniennes ou lorsque les Autrichiens tentent de s’approprier le Nord de l’Italie.

Tout commence avec les deux fils du Grand Masten, Pietro, dit « Pidren » et Giuseppe, dit « le Giaï ». Les frères tombèrent tous deux amoureux de la même jeune fille, la très jolie Maria, mais celle-ci choisit le plus jeune des deux frères, le Giaï. Et c’est ainsi que démarre une saga qui se centre sur ses personnages. Ils sont assez nombreux, mais pas trop -un arbre généalogique nous est d’ailleurs proposé en fin de volume- et tous très attachants. Leur quotidien est fait de labeur, de repas pris à la hâte autour de l’invariable polenta, de pain et de fromage, et ils parlent un dialecte local, mâtiné de mots français.

Il y a Gavriel qui n’a aimé qu’une seule femme, sa sœur Bastianina devenue nonne et surnommée par son frère « la tante bonne-soeur », avant de triompher « dans son habit immaculé », le petit Gioacchino qui « volait comme une plume », Teresa des Maturlin devenue trop tôt « symbole de la jeunesse et du bonheur perdus » Fantina, sacrée meilleure brodeuse de toute la région, Mandrognin, « serviteur et esclave «  de Maria qui la contemplait, « heureux parce que Dieu se laissait voir en chemise avec juste un châle. Et Dieu était si beau », et tant d’autres qui forment une galerie riche et savoureuse.

« Les routes de poussière » est un roman plein de charme et de poésie mais aussi de vivacité et de passion. Son style fluide et concret nous rapproche de ces paysans, l’auteure ayant un don, au moyen de mille anecdotes, pour les rendre charmants. Une belle découverte que je poursuivrai en lisant l’un des nombreux autres romans de Rosetta Loy.

Les routes de poussière, Rosetta Loy, traduit de l’italien par Françoise Brun, Editions Liana Levi, collection Piccolo n°145, 2019, 288 p.

 

Lu dans le cadre du mois italien chez Martine et du challenge Objectif Pal chez Antigone.

Mai, le joli mois italien

C’est un moment que j’attends toujours avec impatience car je peux donner libre cours à ma passion pour la littérature italienne : je participe donc, comme chaque année, au mois italien organisé par Martine sur le thème du voyage, de ville en ville.

Je ne résiste pas à la tentation de faire ce petit billet de présentation, très ambitieux, même si je sais à l’avance que je n’arriverai pas à chroniquer toutes mes lectures. Peu importe, voici déjà ma Pal italienne pour ce joli mois de mai :

Deux essais consacrés à l’Italie : « L’Italie buissonière » de Dominique Fernandez qui a consacré de nombreux essais, récits et romans à l’Italie, et une « Histoire de l’Italie » de Catherine Brice.  Ce sont deux ouvrages qui se lisent petit à petit et que j’ai donc commencés il y a quelques semaines.

Passons aux romans d’auteurs italiens :

« Les routes de poussière » de Rosetta Loy m’emmèneront dans le Piémont au XIXème siècle. Paru en 1987, ce roman a remporté de nombreux prix et est presque devenu un classique.

« Les aventuriers de l’autre monde », un roman jeunesse que l’on doit à  Luca di Fulvio, auteur de l’excellente série « Les enfants de Venise », « Le soleil des rebelles », « Le gang des rêves »

« Le cheval des Sforza » de Marco Malvaldi, de l’histoire avec un meurtre et beaucoup d’imagination, comme Malvaldi en a l’habitude, mais cette fois, avec Léonard de Vinci.

« La farce » est le dernier roman traduit en français de Domenico Starnone. L’auteur nous a régalés l’année dernière avec « Les liens ». Starnone, c’est cet auteur qui pourrait être, seul ou à quatre mains avec son épouse, l’auteur des romans d’Elena Ferrante… Quoi qu’il en soit, il a beaucoup de talent et une œuvre importante dont peu de romans sont traduits en français.

« La mer ne baigne pas Naples » sont des nouvelles d’Anna Maria Ortese, grand écrivain italien du XXème siècle qui dresse ici un portrait noir et réaliste de certains quartiers de la Naples d’après-guerre. Une réédition longtemps attendue.

« La maison aux miroirs », de Cristina Caboni, beaucoup plus léger, un feel-good à l’italienne qui nous emmènera sur la Côte amalfitaine.

Enfin, j’ai peu de romans en VO : au programme, encore Domenico Starnone avec « Confidenza », qui semble être dans la même veine que « Lacci/les liens » et « Scherzetto/La farce ».

Et une auteure dont on ne parle malheureusement pas en France, car je pense qu’elle n’est pas traduite en français : Valeria Parrella dont je lirai le recueil de nouvelles « Troppa importanza all’amore » (Trop d’importance à l’amour).

Et vous, qu’allez-vous lire, regarder ou manger ?  Je n’aurais pas le temps de parler de films, séries ou recettes, mais je vous lirai. Bon mois italien à tous !