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La mer ne baigne pas Naples, Anna Maria Ortese

C’est un recueil de nouvelles et de reportages, paru en 1953 en Italie puis pour la première fois en France en 1993. Il vient d’être réédité en 2020 chez Gallimard, dans une édition augmentée de deux textes inédits servant de préface et de postface, pour notre plus grand intérêt car Anna Maria Ortese figure parmi les principales représentantes de la littérature italienne du XXème siècle.

la mer ne baigne pas naples

L’ouvrage réunit donc deux nouvelles de facture classique, suivies de trois textes proches du reportage mais à la valeur littéraire incontestable. L’ensemble témoigne en effet d’une grande puissance d’évocation, d’abord qualifiée de néo-réaliste, mais la préface et la postface ajoutées à l’édition de 2020 donne un nouvel éclairage à ces textes, révélant une auteure bouleversée par le réel au point de ne pas le supporter.

Certes, le pessimisme et la noirceur sont bien présents dans cet ouvrage et la première nouvelle donne le ton : « Une paire de lunettes » nous présente une fillette presque aveugle qui vit dans un typique « basso », rez-de-chaussée étriqué et sombre des quartiers pauvres de Naples. L’enfant chausse ses premières lunettes, offertes par une tante qui insiste lourdement sur le prix indécent que cela lui coûte, et elle découvre enfin le monde qui l’entoure : elle se met aussitôt à pleurer…

« La ville involontaire » ressort plutôt du reportage et décrit les « Granili », un édifice de 300 mètres de long, qui abrite toute la misère humaine. Ce n’est pas seulement « ce que l’on peut appeler un relogement provisoire de sans-abri, mais bien plutôt la démonstration, en termes clinique et juridique, de la déchéance d’une race », celle qui tolère un tel quartier où survivent les « larves d’une vie dans laquelle existaient le vent et le soleil » et qui ne « conservent de ces biens qu’un vague souvenir ». Le lecteur a vite compris que « la mer ne baigne pas Naples », de la même façon que « le Christ s’est arrêté à Eboli ».

Anna Maria Ortese va plus loin dans le dernier reportage qui est particulièrement intéressant : « Le silence de la raison » évoque les intellectuels napolitains que Ortese rencontre dans les beaux quartiers de Chiaia. Elle livre une description critique de leurs rapports, dénonce l’hypocrisie de ces progressistes, remet en question leur engagement révolutionnaire. Ce texte est à l’origine de la polémique sur le recueil, d’autant que les vrais noms des auteurs concernés sont conservés : on y croise entre autres, Luigi Compagnone, Raffaele La Capria, Vasco Pratolini, des écrivains qui avaient participé, avec Anna Maria Ortese, à la revue « Sud » entre 1945 et 1947.

L’écriture de Anna Maria Ortese est en effet sans concession. Elle est précise et ciselée, voire méticuleuse quand il s’agit par exemple des Granili. Elle est également parfois « exaltée », « fébrile » et presque hallucinée, comme l’auteure la qualifie elle-même dans la nouvelle préface. D’ailleurs, elle y insiste sur l’écriture : « peu de gens parviennent à comprendre comment l’écriture renferme la seule clé de lecture d’un texte, et la trace de son éventuelle vérité ». Et elle nous donne d’importantes clés : … « je me demande si La mer était vraiment un livre « contre Naples ». Je me demande où je me suis trompée, si je me suis trompée en l’écrivant et de quelle façon il faudrait aujourd’hui le lire. » Je vous laisse découvrir la suite. A vous de juger.

Coup de cœur 2021

La mer ne baigne pas Naples, Anna Maria Ortese, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Gallimard, Paris, juin 2020, 193 p.

La farce, Domenico Starnone

Après l’excellent « Les liens », je retrouve avec joie Domenico Starnone dont le talent ne se dément pas même si ce nouveau roman est moins percutant que le précédent. Pour autant, il « résonne » en moi depuis plusieurs jours et sollicite sans cesse ma réflexion vers de nouvelles interprétations. Voilà ce que j’appelle de la littérature et Domenico Starnone est, à mon avis, l’un des plus grands écrivains italiens contemporains.

la farce domenico starnone


« La farce » est à prendre au sens propre, mais je ne vous la raconterai pas bien sûr, tandis que métaphoriquement, elle sous-tend tout le roman.  La trame est simple : le narrateur, Daniele, est appelé au secours par sa fille Betta pour venir chez elle à Naples s’occuper de son fils Mario car elle doit se rendre avec son mari à un colloque de mathématiques en Sardaigne. Daniele hésite parce qu’il a une commande pour illustrer une nouvelle de Henry James et parce que rester seul avec un enfant de quatre ans pendant quelques jour lui paraît au-dessus de ses forces. A soixante-dix ans, il se remet difficilement d’une opération, mais conscient de son peu d’empressement en tant que père et grand-père, il accepte et se rend à Naples.

On l’imagine bien, ces quelques jours ne seront pas de tout repos pour Daniele. C’est un homme distrait, envers les autres notamment et même dans l’amour qu’il porte à sa fille, il l’admet lui-même. Daniele a été un artiste ambitieux, dont le travail a compté, mais il commence à s’interroger sur l’opportunité d’arrêter de dessiner. A ces questions existentielles, s’ajoute le fait qu’il déteste Naples, tout comme l’appartement de Betta qui n’est autre que celui dans lequel il a été élevé. Un endroit pour lui plein de fantômes, comme la nouvelle d’Henry James, « The jolly corner », sur laquelle il doit travailler et qui évoque un homme qui « retourne dans une vieille maison qu’il possède à New York et y retrouve un fantôme, le fantôme de celui qu’il aurait été s’il n’était pas devenu homme d’affaires ».

Daniele se rend compte qu’il s’est attribué à tort « la capacité de faire ce qui n’avait jamais été fait ». Les promesses de son enfance se sont engluées dans l’âge adulte et dans la concurrence avec d’autres artistes plus compétents que lui. Il est donc proche de ce petit Mario à qui ses parents font croire, en s’extasiant devant son intelligence, que le monde sera un jour à ses pieds. L’enfant est en effet brillant mais il s’abreuve des compliments qu’il reçoit ; il est en outre un petit génie domestique, capable de presque tout faire dans la maison, mais il est également capricieux, parfois incontrôlable et ne pense qu’à jouer, comme tout enfant de son âge, ce que Daniele, tout à son travail, a tendance à oublier. Il s’en mordra les doigts d’ailleurs…

« La farce » souligne l’importance des souvenirs qui hantent nos vies. C’est une satire de la vieillesse et de l’enfance qui pointe leurs points communs : elles connaissent les deux extrêmes de l’ambition, sa naissance et les espoirs qu’elle procure, et la désillusion amère dans laquelle elle s’évanouit. Les thèmes que Domenico Starnone met en avant sont nombreux et l’on retrouve ceux qui sont chers à Elena Ferrante, comme la dualité de la ville de Naples et celle du dialecte napolitain. L’auteur est soupçonné « d’être » Elena Ferrante et je dois dire que quelques pages m’ont laissée bouche bée, tant j’ai cru entendre la voix d’Elena Ferrante. Ainsi, l’imposture sociale chère à l’écrivaine napolitaine est un des éléments du malaise ressenti par le grand-père.

L’événement central du roman, la farce, amène Daniele à se découvrir « sans qualités et vide » : il constate amèrement que les compliments de l’enfance n’ont pas tenu leurs promesses et que son petit-fils devra affronter les mêmes désillusions. Le roman se termine par un « appendice » qui est un journal illustré -par Dario Maglionico- reprenant les principaux moments du séjour à Naples de Daniele et il apporte plusieurs clés de lecture, notamment dans le parallèle qu’il établit avec la nouvelle d’Henry James.


« La farce » est un duel entre un grand-père et son petit-fils qui se lit d’une traite et qui se prolonge par de nombreuses réflexions, sur l’art aussi notamment, et sur tant d’autre sujets que je n’ai pas pu évoquer ici. Divertissant et enrichissant !

La farce, Domenico Starnone, traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Fayard, avril 2021, 229 p.

« Les liens » est désormais disponible en poche

les liens poche

Les routes de poussière, Rosetta Loy

C’est déjà presque un classique : ce roman est paru en 1987 en Italie et a connu un grand succès, remportant plusieurs prix littéraires. Il avait été publié en français en 1995 et il vient d’être réédité chez Liana Levi en 2019. Rosetta Loy, née en 1931 à Rome, appartient à la féconde « génération des années trente » et est désormais une figure importante de la littérature italienne contemporaine.

les routes de poussière rosetta loy

« Les routes de poussière » nous plonge dans le XIXème siècle italien, celui du Risorgimento, un processus lent qui culmine avec la réalisation de l’unité italienne en 1861. Le roman de Rosetta Loy a le souffle épique des sagas historiques, même s’il ne nous offre finalement que le quotidien d’une famille de paysans aisés du Piémont sur trois générations. En effet, il ne s’agit pas d’un roman historique, la « grande Histoire » n’étant présente qu’en toile de fond et les événements n’étant que rapidement évoqués. C’est au contraire le destin de paysans inconnus qui est détaillé, leurs amours, leurs épreuves, leurs joies, leurs superstitions et leurs sentiments.

Le roman débute avec le dix-neuvième siècle, dans les collines du Piémont, au nord-est de Turin. Les étés sont chauds et secs, les hivers pluvieux, et la neige recouvre tout en hiver. Un climat difficile pour les descendants du « Grand Masten », ce paysan devenu propriétaire après s’être enrichi en revendant fourrage et blé aux soldats de passage : la région subit en effet de nombreuses invasions, notamment au cours des campagnes napoléoniennes ou lorsque les Autrichiens tentent de s’approprier le Nord de l’Italie.

Tout commence avec les deux fils du Grand Masten, Pietro, dit « Pidren » et Giuseppe, dit « le Giaï ». Les frères tombèrent tous deux amoureux de la même jeune fille, la très jolie Maria, mais celle-ci choisit le plus jeune des deux frères, le Giaï. Et c’est ainsi que démarre une saga qui se centre sur ses personnages. Ils sont assez nombreux, mais pas trop -un arbre généalogique nous est d’ailleurs proposé en fin de volume- et tous très attachants. Leur quotidien est fait de labeur, de repas pris à la hâte autour de l’invariable polenta, de pain et de fromage, et ils parlent un dialecte local, mâtiné de mots français.

Il y a Gavriel qui n’a aimé qu’une seule femme, sa sœur Bastianina devenue nonne et surnommée par son frère « la tante bonne-soeur », avant de triompher « dans son habit immaculé », le petit Gioacchino qui « volait comme une plume », Teresa des Maturlin devenue trop tôt « symbole de la jeunesse et du bonheur perdus » Fantina, sacrée meilleure brodeuse de toute la région, Mandrognin, « serviteur et esclave «  de Maria qui la contemplait, « heureux parce que Dieu se laissait voir en chemise avec juste un châle. Et Dieu était si beau », et tant d’autres qui forment une galerie riche et savoureuse.

« Les routes de poussière » est un roman plein de charme et de poésie mais aussi de vivacité et de passion. Son style fluide et concret nous rapproche de ces paysans, l’auteure ayant un don, au moyen de mille anecdotes, pour les rendre charmants. Une belle découverte que je poursuivrai en lisant l’un des nombreux autres romans de Rosetta Loy.

Les routes de poussière, Rosetta Loy, traduit de l’italien par Françoise Brun, Editions Liana Levi, collection Piccolo n°145, 2019, 288 p.

 

Lu dans le cadre du mois italien chez Martine et du challenge Objectif Pal chez Antigone.

Mai, le joli mois italien

C’est un moment que j’attends toujours avec impatience car je peux donner libre cours à ma passion pour la littérature italienne : je participe donc, comme chaque année, au mois italien organisé par Martine sur le thème du voyage, de ville en ville.

Je ne résiste pas à la tentation de faire ce petit billet de présentation, très ambitieux, même si je sais à l’avance que je n’arriverai pas à chroniquer toutes mes lectures. Peu importe, voici déjà ma Pal italienne pour ce joli mois de mai :

Deux essais consacrés à l’Italie : « L’Italie buissonière » de Dominique Fernandez qui a consacré de nombreux essais, récits et romans à l’Italie, et une « Histoire de l’Italie » de Catherine Brice.  Ce sont deux ouvrages qui se lisent petit à petit et que j’ai donc commencés il y a quelques semaines.

Passons aux romans d’auteurs italiens :

« Les routes de poussière » de Rosetta Loy m’emmèneront dans le Piémont au XIXème siècle. Paru en 1987, ce roman a remporté de nombreux prix et est presque devenu un classique.

« Les aventuriers de l’autre monde », un roman jeunesse que l’on doit à  Luca di Fulvio, auteur de l’excellente série « Les enfants de Venise », « Le soleil des rebelles », « Le gang des rêves »

« Le cheval des Sforza » de Marco Malvaldi, de l’histoire avec un meurtre et beaucoup d’imagination, comme Malvaldi en a l’habitude, mais cette fois, avec Léonard de Vinci.

« La farce » est le dernier roman traduit en français de Domenico Starnone. L’auteur nous a régalés l’année dernière avec « Les liens ». Starnone, c’est cet auteur qui pourrait être, seul ou à quatre mains avec son épouse, l’auteur des romans d’Elena Ferrante… Quoi qu’il en soit, il a beaucoup de talent et une œuvre importante dont peu de romans sont traduits en français.

« La mer ne baigne pas Naples » sont des nouvelles d’Anna Maria Ortese, grand écrivain italien du XXème siècle qui dresse ici un portrait noir et réaliste de certains quartiers de la Naples d’après-guerre. Une réédition longtemps attendue.

« La maison aux miroirs », de Cristina Caboni, beaucoup plus léger, un feel-good à l’italienne qui nous emmènera sur la Côte amalfitaine.

Enfin, j’ai peu de romans en VO : au programme, encore Domenico Starnone avec « Confidenza », qui semble être dans la même veine que « Lacci/les liens » et « Scherzetto/La farce ».

Et une auteure dont on ne parle malheureusement pas en France, car je pense qu’elle n’est pas traduite en français : Valeria Parrella dont je lirai le recueil de nouvelles « Troppa importanza all’amore » (Trop d’importance à l’amour).

Et vous, qu’allez-vous lire, regarder ou manger ?  Je n’aurais pas le temps de parler de films, séries ou recettes, mais je vous lirai. Bon mois italien à tous !

Napoli mon amour, Alessio Forgione

Premier coup de cœur de l’année avec ce roman italien qui a connu un beau succès à sa sortie en 2018 de l’autre côté des Alpes : « Napoli mon amour » est le premier roman d’Alessio Forgione, jeune auteur qui, depuis, a publié un second roman qui était en lice pour le prix Strega 2020, l’équivalent de notre prix Goncourt.

Le protagoniste de « Napoli mon amour » est un jeune Italien de trente ans qui vit toujours chez ses parents à Naples. Titulaire de deux diplômes universitaires, Amoresano recherche un travail depuis des années. Il vit désormais sur les économies qu’il a réalisées en étant marin pendant six ans. Il raconte son quotidien qui s’enlise, entre la recherche d’un emploi, les soirées dans les bars napolitains avec son ami Russo qui vit les mêmes difficultés que lui, et sa passion pour le foot et plus particulièrement pour l’équipe de Naples.

Un soir, plus désespéré que d’habitude, Amoresano décide d’en finir avec la vie et d’abord, de dépenser l’argent qu’il lui reste. Mais il rencontre une jeune fille très belle qui lui redonne espoir. Il se présente comme écrivain, ce qui n’est pas tout à fait faux puisqu’il a déjà écrit quelques nouvelles. Lola est plus jeune que lui et n’a donc pas les mêmes aspirations, elle en est encore à l’âge où tout est possible et où l’on découvre le monde. L’horizon d’Amoresano se dégage mais cela ne dure pas :  euro après euro, il compte les dépenses qui s’accumulent et qui bientôt le mèneront au point de rupture, quand il ne pourra même plus offrir un verre à Lola …

« Napoli mon amour » est un roman d’initiation qui décrit la réalité que doivent affronter beaucoup de jeunes Italiens. Le chômage des jeunes est un des thèmes principaux du roman, avec ses deux corollaires, l’obligation de vivre chez ses parents et l’expatriation des jeunes diplômés qui, comme le héros, cherchent tout simplement une place dans le monde. L’auteur sollicite notre empathie pour toute une génération qui souffre de ne pouvoir s’insérer dans la vie économique du pays, malgré son sérieux et sa préparation et qui oscille entre détermination et résignation.

Le roman d’Alessio Forgione est en grande partie autobiographique, l’auteur travaillait en effet dans un pub à Londres lorsqu’il l’a rédigé.  L’écriture est maitrisée : simple mais précise, fluide, parfois dynamique ou plus lente en fonction des fluctuations de l’humeur du personnage. Alessio Forgione ne verse jamais dans les stéréotypes et le Naples que vous découvrirez n’est ni enchanteur, ni haut en couleur mais ce n’est pas non plus le pire endroit sur terre, malgré la pluie qui arrose les journées sans but du héros. C’est une ville qui ressemble à toutes les villes européennes et les jeunes y ont les mêmes préoccupations et les mêmes loisirs qu’ailleurs. Et il y a quand même la bulle d’oxygène que représentent pour Amoresano et Russo les séances de plongée dans les eaux limpides de l’île de Procida. Le narrateur aime et déteste Naples, il ne peut la quitter, comme la protagoniste du film de Resnais, « Hiroshima mon amour ».

« Napoli mon amour » n’est pas que la dénonciation des difficultés de toute une génération. L’amour de la littérature se révèle en filigranes tout au long du roman, apparaissant ainsi comme une sorte de remède et d’espoir. « Napoli mon amour » fait partie de ces lectures qui résonnent en nous longtemps et qui sont la marque des auteurs talentueux. A découvrir.

Coup de cœur 2021 !

Napoli mon amour, Alessio Forgione, traduit de l’italien par Lise Caillat, Editions Denoël et d’ailleurs, janvier 2021, 272  p.

Sur le toit de l’enfer, Ilaria Tuti, finaliste du Prix Nouvelles Voix du polar 2020.

Voici ma deuxième chronique dans le cadre du prix Nouvelles Voix du polar des éditions Pocket. Il s’agit cette fois du premier des deux romans finalistes que j’ai lus dans la catégorie « Polar étranger ». Encore une fois, le niveau est élevé !

 

Dans une vallée sauvage et sombre des montagnes du nord de l’Italie, aux confins de l’Autriche, là où les hommes ont gardé l’habitude de l’isolement et le goût du secret, un crime odieux vient d’être commis dans les bois. Un cadavre sans yeux, nu, est découvert par un randonneur. Il est aussitôt identifié, puisqu’il s’agit d’un habitant du village qui avait disparu depuis deux jours.

C’est la commissaire Battaglia qui fait les premières constatations et démarre l’enquête. A ses côtés, Massimo Marini, jeune inspecteur qui arrive de la ville, soucieux de bien faire mais attentif à ne pas se laisser marcher sur les pieds. C’est par son regard que nous faisons connaissance avec sa chef, Teresa Battaglia, profiler d’une soixantaine d’années qui, c’est le moins que l’on puisse dire, ne l’accueille pas aimablement…

En effet, Teresa ne s’embarrasse pas de conventions. Ce qui compte est l’efficacité et elle utilise son expérience et sa mémoire des anciennes affaires pour se faire une idée du profil psychologique de l’assassin ; ou plutôt de celui que l’on recherche et qu’elle considère comme une victime également car, pour elle, il faut avoir subi beaucoup pour en arriver à de telles extrémités. En tout cas, ce dont Teresa Battaglia est sûre, c’est que celui qui a commis le crime recommencera. Il faut donc le retrouver au plus vite afin d’éviter de nouvelles victimes.

L’enquête s’annonce difficile, par le caractère des gens de la montagne qui aident peu les enquêteurs et par le fait que le meurtrier n’a pas recours au même mode opératoire lors de ses différents crimes. Mais Teresa Battaglia ne s’en laisse pas compter. Elle se bat farouchement d’autant qu’elle a affaire à un nouvel ennemi, puisqu’elle est victime de plus en plus souvent de pertes de mémoires et de courts moments pendant lesquels elle se sent désorientée. Autant d’éléments qui lui font penser à une maladie qui s’installe, ce qui serait un drame pour elle qui ne vit que pour son métier.

Avec ce premier polar, Ilaria Tuti a déjà inscrit son nom parmi les maîtres du polar italien. Le succès est bien mérité. L’atmosphère de ce village de bout de vallée est très bien rendue -il ressemble à celui dont l’auteure est originaire-. Et j’ai beaucoup aimé le personnage de Battaglia qui, sous ses airs bourrus, est en fait une femme sensible et humaine qui cherche à comprendre l’assassin et progresse ainsi rapidement dans son enquête. Avec en toile de fond, la problématique du syndrome de privation affective sur les nouveaux-nés. Une question d’actualité, qui m’a fait frémir quand j’ai pensé à un article lu en mai dernier, relatif à des nouveaux-nés issus de la GPA qui attendaient leurs futurs parents dans des berceaux bien alignés d’un hôtel ukrainien, soignés mais sans aucun amour, et bloqués là par les effets du confinement…

Bref, j’aime quand un polar fait référence à une question d’actualité ou à un fait historique, quand l’horreur du crime s’explique d’une façon ou d’un autre et nous ouvre les yeux sur une problématique. Très bonne lecture donc. Je lirai avec plaisir le second volet des enquêtes de Teresa Battaglia qui est déjà sorti.

 

Sur le toit de l’enfer, Ilaria Tuti, traduit de l’italien par Johan-Frédérik Hel Guedj, Editions Pocket n°17644, janvier 2020, 430 p.

 

 

Quelques sorties en poche, 2/2

 

Romans parus pendant le confinement, ou très récemment, voici la suite de ma petite sélection de sorties en collections de poche. Il y en a pour tous les goûts, de la réflexion, de la découverte, du suspense, de l’émotion : parfait pour les vacances !

 

 

Voilà un livre original, dont le titre, qui est d’ailleurs à prendre au premier degré, ne manquera pas d’interpeller les grands lecteurs : « Le mangeur de livres » est bien l’histoire d’un jeune garçon qui dévore tous les livres qu’il trouve, les engloutit en se pourléchant les babines, trouvant au goût particulier du vélin fin des beaux codex enluminés une saveur envoûtante et addictive.

Nous sommes à la fin du Moyen Age à Lisbonne, et Adar et Faustino sont frères de lait… Lire la suite

 

 

 

 

 

 

Ute von Ebert écrit à sa fille Hannah qui vit au Royaume-Uni pour lui expliquer qu’elle se trouve bloquée à Erlingen, petite ville d’Allemagne où elle vit. Les envahisseurs sont aux portes de la ville et les autorités vont envoyer un train pour évacuer la population. Il faudra d’ailleurs deux ou trois convois pour emmener tout le monde, mais cela semble impossible, d’une part parce que le temps est compté et d’autre part parce que les moyens à la disposition des autorités sont limités.

En effet, le train n’arrive jamais. Lire la suite

 

 

 

 

 

Voici une belle lecture d’été qui nous emmène à l’ombre des églises fermées de Venise, mais il ne s’agit pas d’un énième guide des endroits prétendument secrets d’une ville. Et quand je dis lecture d’été, c’est juste parce qu’il faut prendre le temps de la déguster, se laisser mener au gré des méandres d’une quête nostalgique et philosophique à la fois.

Jean-Paul Kauffmann a effectué de nombreux séjours à Venise mais il n’est jamais parvenu à retrouver une église et un tableau qui avaient été sources d’émerveillement lors de sa première visite de la ville dans les années soixante. Cet instant vécu fugacement est devenu mystérieux avec le temps, Lire la suite

 

 

 

 

 

C’est un pavé de 550 pages que l’on dévore en quelques heures. Il faut d’ailleurs avoir un peu de temps devant soi pour le commencer, car il est tellement addictif que l’on risque d’y laisser des heures de sommeil. Le dernier Franck Thilliez ne déçoit pas : diaboliquement efficace, l’auteur nous offre une intrigue remarquablement bien ficelée qui nous embarque dès les premières pages, sur fond de thèmes scientifiques aussi passionnants qu’effrayants.

Cette fois, Thilliez aborde la question de la gestation pour autrui, de la procréation médicalement assistée et des manipulations génétiques, mais aussi du transhumanisme, ce courant qui veut utiliser les progrès scientifiques et techniques pour surmonter les limites biologiques de l’homme et augmenter ses capacités intellectuelles et physiques jusqu’à repousser, voire un jour abolir la mort. Il est également question de… Lire la suite

 

 

 

Comme beaucoup de lecteurs, j’ai découvert Antoine Bello assez tard, il y a trois ans, alors que paraissait le troisième tome de sa trilogie « Les falsificateurs », « Les éclaireurs », « Les producteurs »; le bouche à l’oreille avait bien fonctionné. Depuis, je ne rate pas un nouveau roman de l’auteur. J’ai beaucoup aimé « Ada » et « L’homme qui s’envola ». Paru en avril dernier, « Scherbius (et moi) » ne fait pas exception.

On peut y découvrir le récit écrit par Maxime Le Verrier, éminent psychiatre, qui évoque sa relation avec Scherbius, qui fut son tout premier patient en 1977, et qui le restera jusqu’à ce que le médecin prenne sa retraite. Et c’est d’une façon bien peu habituelle que Maxime Le Verrier rencontra Scherbius, ce qui eut forcément une incidence sur la mission que le médecin se fixa un peu plus tard, guérir Scherbius, chez qui il avait diagnostiqué un trouble de la personnalité multiple… Lire la suite

 

 

 

Maria de Santis est une gamine brune aux jambes maigres, insolente et rebelle, affublée par sa grand-mère du surnom de « Malacarne », littéralement « mauvaise viande », pour nous « mauvaise graine ». Mais un surnom, il vaut mieux en avoir un dans ce quartier pauvre de Bari où les vilaines petites maisons de pêcheurs voisinent avec celle du mafieux local. Car, comme Maria nous l’explique,

« Ceux qui n’en possédaient pas faisaient profil bas car, aux yeux des autres cela signifiait que les membres de leur famille ne s’étaient distingués ni en bien ni en mal. Or, comme disait toujours mon père, mieux vaut être méprisé que méconnu ».

Maria a deux frères. L’aîné, Giuseppe, est un bon fils mais le second, Vincenzo, donne beaucoup de fil à retordre à ses parents. Le père n’a pas réussi à le dompter, bien qu’il ait fini par le rosser violemment. La mère, qui n’a pas son mot à dire… Lire la suite

 

 

Autant de romans qui m’ont beaucoup plu. Certains ont même fait partie de mes coups de coeur de l’année dernière. J’espère que vous trouverez votre bonheur !

 

Voir aussi : Quelques sorties en poche, 1/2.

 

 

La vie mensongère des adultes, Elena Ferrante

 

Le nouveau roman d’Elena Ferrante était très attendu en Italie et, quand il est sorti en novembre 2019, il a donné lieu à de longues files dans les librairies. La première page avait été divulguée quelques semaines auparavant et l’incipit très fort suscitait la curiosité des lecteurs :

« Deux ans avant de quitter la maison, mon père dit à ma mère que j’étais très laide. La phrase fut prononcée dans un murmure, dans l’appartement que mes parents avaient acheté au Rione Alto, sur les hauteurs de San Giacomo dei Capri, juste après leur mariage. Tout — la ville de Naples, la lumière bleue d’un mois de février glacial, ces mots — s’est figé. Moi, en revanche, je me suis enfuie et je fuis encore à travers ces lignes qui sont censées être mon histoire mais qui en réalité ne sont rien, ne m’appartiennent pas, ne sont ni un début, ni une fin, juste un enchevêtrement dont personne, pas même l’auteur de ces lignes, ne sait s’il contient la trame d’un récit ou s’il ne s’agit seulement que d’une douleur désordonnée et sans rédemption. »

 

L’héroïne du roman, Giovanna, est une adolescente qui vit dans une famille intellectuelle installée sur les hauteurs du Vomero, un quartier résidentiel de Naples.  Elle découvre que son père a une sœur, Vittoria, dont il refuse de parler et qui vit dans les quartiers populaires de Naples dont il est originaire. Giovanna veut connaître sa tante, comprendre pourquoi son père l’a comparé à elle au détour d’une conversation qu’elle a surprise, comprendre aussi pourquoi il lui a caché son existence pendant toute son enfance.

C’est ainsi qu’à l’aube de l’adolescence, Giovanna découvre les mensonges continuels des adultes et plus particulièrement ceux de son père qui vit en permanence dans l’hypocrisie. Le roman raconte le cheminement de la jeune fille confrontée à  un milieu différent du sien et une façon d’être plus spontanée : elle cherche alors à s’affirmer, se construire face à sa famille mais cela passe par une volonté de destruction qui l’amène à se complaire dans une certaine vulgarité.

Au fil de l’histoire, on rencontre un bracelet, objet fétiche qui devient le fil rouge, le témoin que les membres de la famille détiennent tour à tour et qui est chargé de significations. Les personnages sont des intellectuels de la classe moyenne et des hommes et femmes des classes populaires qui parlent en dialecte napolitain. Les deux mondes, haut et bas de la ville, vivent côte à côte mais pas ensemble, et Giovanna qui refuse cela, devient le trait d’union entre eux.

Le nouveau roman d’Elena Ferrante ne met pas le doigt sur des questions politiques et sociales comme le faisait la saga de « L’amie prodigieuse » si ce n’est en pointant du doigt les intellectuels italiens de gauche et leurs travers. Mais avant tout, c’est un roman d’initiation qui explore les liens familiaux, leur poids, la difficulté des relations homme-femme surtout à l’adolescence et au début de l’âge adulte. Et puis, comme dans « L’amie prodigieuse », on retrouve une héroïne qui tente de concilier les deux faces de son identité.

On retrouve également la personnification de la ville de Naples qui s’incarne dans les menteurs de la ville haute, élégants et cultivés et dans ceux de la ville basse qui se revendiquent d’instincts triviaux et ringards. Un roman intéressant, mais qui m’a un peu laissée sur ma faim : il m’a semblé que la fin du roman appelait indéniablement une suite. Alors, retrouverons-nous Giovanna dans un second tome ? Le roman prendrait alors tout son sens, mais là aussi, l’auteure laisse planer le mystère…

 

La vie mensongère des adultes, Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, Gallimard, sortie prévue le 9 juin 2020, 416 p.

 

Ainsi s’achève le mois italien chez Martine.

 

Le jardin des Finzi-Contini, Giorgio Bassani

 

Alors que le narrateur rentre d’une excursion en voiture, la réflexion de la fille de ses amis, une enfant de neuf ans, le plonge dans des pensées douloureuses concernant la sépulture de la famille Finzi-Contini ; et l’emporte aussitôt dans un long récit nostalgique qui couvre une dizaine d’années, celles de l’adolescence, de la fin des années vingt au début de la guerre. Une jeunesse qui s’est déroulée dans les beaux quartiers de la ville de Ferrare.

Le fascisme, déjà bien installé en Italie, envahit alors progressivement tous les aspects de la vie quotidienne et conduira jusqu’à la promulgation des lois raciales par Mussolini en 1938. Au fur et à mesure que le danger grandit et menace les protagonistes qui appartiennent à la communauté juive de Ferrare, ceux-ci se renferment autour d’un petit cercle d’amis, dans le magnifique jardin de la propriété des Finzi-Contini.

Le narrateur est amoureux de Micol, la jeune fille de la famille. L’amourette d’enfance se transforme chez lui en un véritable amour que ne partage pas Micol. Obstiné, il continue à fréquenter la maison et devient ami avec Alberto, le frère de Micol puis avec Giampi Malnate, un ami d’Alberto.

« Le jardin des Finzi-Contini » est un très beau roman sur le passé et l’incertitude de l’avenir. C’est un texte qui a des accents modianesques par moments, proustiens également, mais dans ses thèmes uniquement car l’écriture est très différente. Elle est à la fois précise, évocatrice, et tout en retenue et en subtilité : les nombreux non-dits réduisent la période évoquée à un bonheur provisoire où l’on a l’impression que seules comptent les préoccupations sentimentales des personnages. Mais celles-ci ne sont détaillées que pour détourner l’attention de la menace qui plane douloureusement sur les Finzi-Contini et leurs amis.

« (…) pour moi, non moins que pour elle, ce qui comptait c’était, plus que la possession des choses, le souvenir qu’on avait d’elles, le souvenir en face duquel toute possession ne peut, en soi, apparaître que décevante, banale, insuffisante. Comme elle me comprenait ! Mon désir que le présent devînt tout de suite du passé, pour pouvoir l’aimer et le contempler à mon aise, était aussi le sien, exactement pareil. C’était là notre vice : d’avancer avec, toujours, la tête tournée en arrière. »

En effet, derrière la douceur, il y a la nostalgie du narrateur, derrière la sérénité apparente des belles journées d’été sur le court de tennis, il y a la cruauté d’un avenir que seul le narrateur connaît et dont lui seul a réchappé. Et ce qui frappe est, non pas l’insouciance, mais l’absence de réaction des protagonistes face au recul de leurs droits. Un trait de l’époque aussi et de la bonne société dans laquelle évoluent les personnages qui, pour intellectuels qu’ils soient, se taisent, sont aveuglés ou se résignent à abandonner progressivement leurs libertés. Nostalgique, beau, édifiant.

 

Coup de cœur 2020 !

 

Le jardin des Finzi-Contini, Giorgio Bassani, traduit de l’italien par Michel Arnaud, Folio n° 634, 1975, 373 p.

 

Olivier a lu « Dans le mur« de Giorgio Bassani, tiré du recueil « Le roman de Ferrare ». Vous pouvez lire sa chronique ici.

 

 

Participation au mois italien chez Martine et au challenge Objectif Pal chez Antigone.

 

Aventures, Italo Calvino

 

Publié en 1970 en Italie sous le titre « Gli amori difficili » (Les amours difficiles), et en France en 2002 sous le titre « Aventures », ce recueil de nouvelles regroupe treize textes écrits entre 1949 et 1967 : treize nouvelles qui parlent de couples qui « ne se rencontrent pas ». Rencontres avortées ou sans lendemain, courts moments où homme et femme se croisent, autant de situations dans lesquelles, davantage que la difficulté de s’aimer, c’est l’impossible communication entre les êtres que l’auteur souligne.

Tout l’art de Calvino, et c’est en partie ce qui fait les classiques, est de réussir à être universel. Il nous raconte de vraies histoires, souvent très visuelles -certaines de ces nouvelles ont d’ailleurs été adaptées au cinéma-, et nous invite à réfléchir en nous parlant d’amour sans en avoir l’air, qu’il s’agisse de « l’aventure d’une baigneuse », qui n’ose plus revenir à la plage parce qu’elle a perdu son maillot en nageant, de « l’aventure d’une épouse » qui a passé la nuit dehors parce qu’elle avait perdu ses clés et se demande si ce simple fait peut être considéré comme un adultère, de « l’aventure de deux époux », qui s’aiment mais ne peuvent se voir que quelques minutes chaque jour, ou de « l’aventure d’un voyageur » pour lequel l’attente et la sensation de l’amour sont plus importantes que l’amour lui-même.

On souffre avec les protagonistes, comme le myope qui se rend compte qu’il ne peut en même temps voir ses amis et être reconnu tel qu’il était auparavant. On s’émerveille avec ce poète qui s’émeut devant la beauté du monde, mais ne peut traduire en mots sa propre émotion et reste donc silencieux. Les héros sont plutôt des anti-héros, mais quelques-unes des protagonistes féminines sont solaires et illuminent des textes où l’auteur fait la part belle à la lumière. Quoi qu’il en soit, tous les personnages sont touchants, dans leur difficulté d’aimer et de communiquer et partant, de vivre.

Hommes et femmes ne se rencontrent pas parce qu’ils ne parlent pas le même langage, parce qu’ils ne parviennent pas à exprimer leurs sentiments et leurs désirs. C’est donc à un voyage dans l’incommunicabilité que nous convie Calvino, nous conduisant parfois dans des situations absurdes et inextricables.

« Aventures » est un recueil de nouvelles passionnant qui nous ramène à des questions fondamentales et universelles, au moyen d’une écriture recherchée et classique et d’un ton très souvent ironique. Il nous offre également un panorama de la société italienne d’après-guerre. Les italianistes apprécieront la variété de vocabulaire en lisant la version italienne « Gli amori difficili ». Les cinéphiles pourront déguster l’adaptation cinématographique très fidèle au texte de « l’aventure d’un soldat » et celle, beaucoup plus libre, de « l’aventure de deux époux » dont vous trouverez les liens sur Pages italiennes ici.

Le recueil est complété par une seconde partie intitulée « La vie difficile » deux courts romans dont « La fourmi argentine » « Le nuage de smog » dont je vous parlerai bientôt.

 

Coup de cœur 2020 !

 

Aventures, Italo Calvino, traduit de l’italien par Maurice Javion et Jean-Paul Manganaro, Seuil, 2002, 289 p.

 

 

Lu dans le cadre du mois italien chez Martine, et du challenge Objectif Pal chez Antigone.