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La mer ne baigne pas Naples, Anna Maria Ortese

C’est un recueil de nouvelles et de reportages, paru en 1953 en Italie puis pour la première fois en France en 1993. Il vient d’être réédité en 2020 chez Gallimard, dans une édition augmentée de deux textes inédits servant de préface et de postface, pour notre plus grand intérêt car Anna Maria Ortese figure parmi les principales représentantes de la littérature italienne du XXème siècle.

la mer ne baigne pas naples

L’ouvrage réunit donc deux nouvelles de facture classique, suivies de trois textes proches du reportage mais à la valeur littéraire incontestable. L’ensemble témoigne en effet d’une grande puissance d’évocation, d’abord qualifiée de néo-réaliste, mais la préface et la postface ajoutées à l’édition de 2020 donne un nouvel éclairage à ces textes, révélant une auteure bouleversée par le réel au point de ne pas le supporter.

Certes, le pessimisme et la noirceur sont bien présents dans cet ouvrage et la première nouvelle donne le ton : « Une paire de lunettes » nous présente une fillette presque aveugle qui vit dans un typique « basso », rez-de-chaussée étriqué et sombre des quartiers pauvres de Naples. L’enfant chausse ses premières lunettes, offertes par une tante qui insiste lourdement sur le prix indécent que cela lui coûte, et elle découvre enfin le monde qui l’entoure : elle se met aussitôt à pleurer…

« La ville involontaire » ressort plutôt du reportage et décrit les « Granili », un édifice de 300 mètres de long, qui abrite toute la misère humaine. Ce n’est pas seulement « ce que l’on peut appeler un relogement provisoire de sans-abri, mais bien plutôt la démonstration, en termes clinique et juridique, de la déchéance d’une race », celle qui tolère un tel quartier où survivent les « larves d’une vie dans laquelle existaient le vent et le soleil » et qui ne « conservent de ces biens qu’un vague souvenir ». Le lecteur a vite compris que « la mer ne baigne pas Naples », de la même façon que « le Christ s’est arrêté à Eboli ».

Anna Maria Ortese va plus loin dans le dernier reportage qui est particulièrement intéressant : « Le silence de la raison » évoque les intellectuels napolitains que Ortese rencontre dans les beaux quartiers de Chiaia. Elle livre une description critique de leurs rapports, dénonce l’hypocrisie de ces progressistes, remet en question leur engagement révolutionnaire. Ce texte est à l’origine de la polémique sur le recueil, d’autant que les vrais noms des auteurs concernés sont conservés : on y croise entre autres, Luigi Compagnone, Raffaele La Capria, Vasco Pratolini, des écrivains qui avaient participé, avec Anna Maria Ortese, à la revue « Sud » entre 1945 et 1947.

L’écriture de Anna Maria Ortese est en effet sans concession. Elle est précise et ciselée, voire méticuleuse quand il s’agit par exemple des Granili. Elle est également parfois « exaltée », « fébrile » et presque hallucinée, comme l’auteure la qualifie elle-même dans la nouvelle préface. D’ailleurs, elle y insiste sur l’écriture : « peu de gens parviennent à comprendre comment l’écriture renferme la seule clé de lecture d’un texte, et la trace de son éventuelle vérité ». Et elle nous donne d’importantes clés : … « je me demande si La mer était vraiment un livre « contre Naples ». Je me demande où je me suis trompée, si je me suis trompée en l’écrivant et de quelle façon il faudrait aujourd’hui le lire. » Je vous laisse découvrir la suite. A vous de juger.

Coup de cœur 2021

La mer ne baigne pas Naples, Anna Maria Ortese, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Gallimard, Paris, juin 2020, 193 p.

Venise à double tour, Jean-Paul Kauffmann

 

Voici une belle lecture d’été qui nous emmène à l’ombre des églises fermées de Venise, mais il ne s’agit pas d’un énième guide des endroits prétendument secrets d’une ville. Et quand je dis lecture d’été, c’est juste parce qu’il faut prendre le temps de la déguster, se laisser mener au gré des méandres d’une quête nostalgique et philosophique à la fois.

Jean-Paul Kauffmann a effectué de nombreux séjours à Venise mais il n’est jamais parvenu à retrouver une église et un tableau qui avaient été sources d’émerveillement lors de sa première visite de la ville dans les années soixante. Cet instant vécu fugacement est devenu mystérieux avec le temps, à la fois parce que l’endroit n’était pas identifiable pour l’auteur -qui avoue n’avoir pas beaucoup cherché dans un premier temps-, et parce qu’il correspondait à un moment sacré, celui de « la fin de l’insouciance, ce délectable moment de vacance avant le passage à l’âge adulte ».

Cette impression fugitive, Jean-Paul Kauffmann a eu envie de la retrouver, il lui fallait la « reconnaître », la revivre à nouveau. Le besoin est devenu si fort que l’auteur a décidé de s’installer à Venise pour quelques mois pour essayer d’explorer toutes les églises fermées de la ville car, au cours des années, il a visité les églises ouvertes au public et n’a pu retrouver la grâce de ce moment.

La difficulté première fut de déterminer les responsables des lieux à visiter : les édifices religieux n’appartiennent pas à la commune mais au Patriarcat de Venise ou à différents ordres religieux ; il fallait ensuite rencontrer la personne et souvent, entrer dans ses grâces car rien n’est plus aléatoire que le bon vouloir des responsables de ces lieux endormis. Il fallait notamment convaincre du bien fondé de la démarche or, l’auteur peinait à expliquer ce qui le poussait à mener cette enquête. Il se dévoile peu à peu dans son récit et l’on discerne un mélange de nostalgie et de curiosité, et peut-être aussi une quête psychothérapeutique pour celui qui a été otage pendant plus de trois ans au Liban. L’auteur se défend d’évoquer cette période de sa vie, mais on comprend que son souvenir rôde toujours et le fait souffrir.

« Moi qui ne cessais d’affirmer qu’au grand jamais je n’écrirais sur cette ville, je me trouve face à elle dans cette familiarité naturelle proche de la griserie. J’ai pris la mesure ici-bas que la vraie joie ne peut s’accomplir que si elle est adossée à l’expérience de l’adversité. Un support nécessaire. Cet état intense, débordant, s’est consolidé sur les ruines du désespoir et de l’angoisse. « Il ne faut pas perdre l’utilité de son malheur » assurait Saint-Augustin. La joie, on peut la rencontrer bien sûr sans avoir connu l’épreuve. C’est un contentement confortable, parfois exquis ou jubilatoire. Mais l’exaltation de l’instant présent, l’authentique allégresse qui vous fait ressentir avec acuité la succulence de la vie, c’est autre chose. Elle a triomphé d’un sort hostile, parcourue cependant par une cicatrice qui a sans doute cessé de faire mal mais qu’on n’a pas oubliée. Cette marque qui ne s’effacera pas donne à la vie une consistance prodigieuse, presque sauvage ».

« Venise à double tour » est aussi l’occasion de parler d’art et de spiritualité, de la désertion des églises et de la crise de la foi en Europe, mais aussi du tourisme de masse. Le récit prend souvent des accents autobiographique et l’auteur évoque sa foi catholique, née dans une petite église d’Ille-et-Vilaine. Il raconte l’ennui de l’enfant qui assistait aux messes quotidiennes, ce qui a forgé son imagination, lui a appris l’autonomie par le développement de l’aptitude à la solitude, toutes choses qu’il ne comprenait pas alors et qui revêtent un sens maintenant. Au fond, il découvre qu’il recherche quelque chose de sacré : la présence qui habitait l’église de son enfance.

Kauffmann évoque le catholicisme et ses ressources infinies qui plaisait tant à Lacan et la glorification du corps que les peintres catholiques n’ont cessé d’exalter, tout particulièrement à Venise, ville où la culpabilité inhérente au catholicisme lui semble bien absente. Il n’oublie pas les églises disparues, comme San Geminiano détruite par Napoléon pour agrandir la Palais royal ou Santa Lucia, rasée par Mussolini pour construire la gare de Venise. « Venise à double tour » est riche de références littéraires : on y croise Paul Morand mais aussi le commissaire Brunetti, Jean-Paul Sartre, Hugo Pratt et bien d’autres encore.

« Venise à double tour » est difficile à qualifier : c’est un récit autobiographique qui retrace une recherche nostalgique tout en soulevant des questions philosophiques. On ressent une certaine souffrance de l’auteur qui se cache derrière un intérêt profond pour l’esthétique du religieux. Est-ce que la visite des églises fermées lui apportera l’apaisement ? Elle intéressera en tout cas ceux qui se passionnent pour Venise et qui dégusteront cette enquête très bien écrite avec beaucoup de plaisir.

 

Venise à double tour, Jean-Paul Kauffmann, Equateurs littérature, Paris, février 2019, 333 p.

 

Challenge vénitien

 

Rentrée littéraire : La légende des montagnes qui naviguent, Paolo Rumiz.

Les Alpes et leur petite sœur moins connue mais tout aussi remarquable, les Apennins, forment une double « épine dorsale » en forme de « S » dont l’Europe a beaucoup à apprendre. Paolo Rumiz, journaliste et écrivain-voyageur italien, les a parcourues en tous sens, sur plus de huit mille kilomètres et en a tiré un récit qui nous emmène hors des chemins touristiques, vers ce que les hommes et les vallées ont de plus authentique :

« Je vais tenter de vous faire savoir ce qui se passe à l’intérieur de l’arche, de la montagne authentique, celle qui reste toujours loin des projecteurs, de ce rideau battu par les tempêtes auquel se cramponne un équipage de petits grands héros de la Résistance aux agressions de la mondialisation. Un voyage à travers six nations dans la partie alpine et d’une intimité toute italienne dans celle qui a trait aux Apennins ».

Dans une première partie consacrée aux Alpes, l’auteur, parti de la côte adriatique en Croatie, se promène en Italie à pied ou le plus souvent, à vélo, et mène quelques incursions en Autriche, en Suisse et en France. Il rencontre de nombreux personnages, dont certains sont des figures connues, comme l’alpiniste-écrivain italien Mauro Corona, l’écrivain Mario Rigori Stern, ou le célèbre alpiniste Walter Bonatti, aujourd’hui décédé, tandis que d’autres tiennent à leur anonymat ; tous ont en commun un combat acharné pour la préservation de la nature.

Tout au long de son périple, Paolo Rumiz regrette que les italiens ne regardent plus la nature, et pire, ne la voient même plus. Dans l’avion survolant les Alpes, l’auteur est stupéfié par la beauté de l’Europe qu’il découvre au-dessous de lui. Mais il constate que la majorité de ses compatriotes ne s’émerveillent pas devant un paysage : « Ils n’ont aucune idée de ce que sont ce lac de lumière et ces montagnes. Le peuple des restoroutes et des téléphones portables n’est pas proche du territoire ».

Constat amer, qui en augure d’autres. Paolo Rumiz évoque l’imminence d’une « grande peur climatique » et regrette que les mots ne suffisent pas à alerter les populations. Les montagnards, eux, le savent bien, qui dénoncent le gaspillage actuel et la fuite en avant qui ne peut plus durer. L’industrie du ski représente un désastre écologique, les canons à neige se multiplient tandis que l’eau vient à manquer; les glaciers disparaissent à vue d’œil et l’homme n’en tient pas compte.

Certains font pourtant preuve de davantage de bon sens que d’autres : ainsi, en Suisse, il est interdit de construire des remontées mécaniques en dessous de 1800 mètres, puisqu’on sait que la neige permettant leur exploitation sera insuffisante. Dans le Val Bavona, situé dans le Tessin, des hommes ont renoncé à l’électricité gratuite qui leur était offerte : « L’endroit le plus sombre des Alpes » résiste depuis longtemps aux sirènes de la modernité, préservant ainsi son territoire et son authenticité. Mais même la Suisse, bonne élève, a des reproches à se faire…

Après quelques jours en France sur la route des Grandes Alpes, Paolo Rumiz se rend à Nice où il est victime d’un vol à la tire qui le conduit à rentrer dans le « Bel paese, le beau pays « ch’Appennin parte, e’l mar circonda e l’Alpe », selon Pétrarque, « le pays que divisent les Apennins et qu’entourent la mer et les Alpes ».

C’est un reportage effectué pour le journal italien La Reppublica qui a donné l’idée à l’auteur de parcourir les Apennins. Il avait en effet décrit le « travail de Cyclope » des héros du quotidien qui creusaient un tunnel ferroviaire entre Bologne et Florence pour permettre le passage d’un train à grande vitesse. Ce reportage avait fait l’objet de réactions de lecteurs dénonçant les nombreux dégâts pour l’environnement dus au percement de tunnels partout en Italie et en particulier dans les Apennins.

Pour ce second voyage, Paolo Rumiz déniche une authentique petite Topolino, datant de 1954. Une voiture dont la lenteur et l’identité qu’elle véhicule, sont parfaites pour favoriser les rencontres. Nous découvrons alors les Apennins « déserts et inconnus », chaîne de montagne qui constitue « un labyrinthe aussi fascinant qu’infini ». Paolo Rumiz et Nerina (la Topolino) nous emmènent alors de la Ligurie jusqu’au Capo Sud, point le plus méridional de Calabre, pour un voyage inédit.

Dans le centre de L’Italie, l’auteur traverse des villages déserts, où survivent des personnes âgées laissées aux bons soins des « badanti », ces auxiliaires de vies venues des pays de l’Est, sans lesquelles le troisième âge italien serait entièrement livré à lui-même. Il nous décrit des régions éloignées du tourisme, la Maiella, le Molise, nous livrant toutes sortes d’anecdotes glanées au gré de ses rencontres. Il est question des Phéniciens, des Etrusques, des Sannites et de tant d’autres peuples encore, de religion, de superstition, jusqu’à l’arrivée au Sud, dans une chaleur torride et une atmosphère de fin du monde : plus d’eau, des habitants qui fuient et quelques témoins d’une époque passée, des résistants encore et toujours, comme ce guide « descendu du ciel » qui voit le massif de l’Aspromonte comme « une ressource fabuleuse pour les jeunes de bonne volonté ». Et qui invite Paolo Rumiz à revenir : « Vous verrez des merveilles. Des fleuves de lumière, des villages abandonnés, des maquis impénétrables, des cascades. Et un beau peuple, trop seul ».

Publié en 2007 en Italie, « La légende des montagnes qui naviguent » raconte deux voyages effectués en 2003 et 2006. Il vient seulement d’être traduit en français. Le récit de Paolo Rumiz est d’un grand intérêt pour toute personne qui s’intéresse à la montagne, à la nature, à l’écologie. On apprend énormément en lisant ce récit qui se déguste par petites touches, au rythme de chapitres à lire indépendamment les uns des autres : une mine d’informations géographiques, historiques, toponymiques… et humaines. Et de grandes leçons à retenir, avec des catastrophes oubliées comme la tragédie du Vajont …

Grande richesse, la capacité d’émerveillement de Paolo Rumiz est intacte et son récit nous enseigne que le dépaysement est à notre portée, chez nous, si l’on veut ouvrir les yeux. Loin du tourisme de masse, tant de belles régions s’offrent à nous : il ne nous reste plus qu’à les découvrir et surtout, à les protéger.

 

La légende des montagnes qui naviguent, Paolo Rumiz, traduit de l’italien par Béatrice Vierne, Arthaud, Paris, septembre 2017, 462 p.

 

Merci à Babelio et aux éditions Arthaud pour cette lecture en avant-première.

L’ami retrouvé, de Fred Uhlman

l'ami retrouvéLa taille n’est certainement pas ce qui fait la grandeur d’un récit et le court roman de Fred Uhlman est là pour nous le rappeler. C’est en effet une vraie pépite que cet « ami retrouvé » qui se lit en une petite heure : un récit initiatique au dénouement bouleversant, servi par une belle écriture classique.

Le narrateur a seize ans et il étudie dans le lycée le plus renommé de Stuttgart. Jeune homme réservé, Hans Schwarz n’a pas de véritable ami, mais l’arrivé d’un nouveau va tout changer :

« Je puis me rappeler le jour et l’heure où, pour la première fois, mon regard se posa sur ce garçon qui allait devenir la source de mon plus grand bonheur et de mon plus grand désespoir ».

C’est le début d’une grande amitié, à la hauteur des exigences romantiques des deux adolescents. Mais Hans est le fils d’un médecin juif, tandis que Conrad descend d’une illustre famille protestante. Le récit débute en 1932, alors que le nazisme commence à se répandre en Allemagne, ce qui n’inquiète alors ni les parents de Hans, ni a fortiori celui-ci :

« … je savais que les Schwarz avaient vécu à Stuttgart depuis deux siècles au moins et peut-être depuis bien plus longtemps (…) Tout ce que je savais, c’est que c’était là ma patrie, mon foyer, sans commencement ni fin et qu’être juif n’avait fondamentalement pas plus d’importance qu’être né avec des cheveux bruns et non avec des cheveux roux. Nous étions Souabes avant toute chose, puis Allemands, puis Juifs. Quel autre sentiment pouvait être le mien ou celui de mon père ou celui du grand-père de mon père ? »

C’est au travers de cette amitié alors remise en question que le jeune Hans va comprendre ce qui fait de lui un Allemand différent. De même, l’atmosphère change au sein du lycée où Hans n’avait jamais été victime de la moindre intolérance. Heureusement, ses parents comprendront vite ce qui menace leur fils…

« L’ami retrouvé » est un récit en partie autobiographique que je vous conseille absolument. Il figurera parmi mes coups de cœur de l’année 2015 !

 

L’ami retrouvé, Fred Uhlman, traduit de l’anglais par Léo Lack, Folio n°1463, Paris, 1989, 122 p.