Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal

De Maylis de Kerangal, je n’avais lu qu’un récit de son voyage à bord du Transsibérien, « Tangente vers l’est », que j’avais d’ailleurs beaucoup apprécié. Les quelques pages lues au hasard alors que je feuilletais ses romans « Naissance d’un pont » et « Réparer les vivants », ne m’avaient pas donné envie de poursuivre ma lecture, notamment parce que les domaines évoqués ne m’intéressaient pas, et parce que le procédé, s’intéresser à un domaine, en maîtriser le jargon, imaginer une histoire… me paraissait quelque peu artificiel. Mais le sujet de son nouveau roman, « Un monde à portée de main », celui de la peinture, de l’art et du trompe-l’œil, m’a décidée à sauter le pas et je me suis régalée ! Voici donc mon premier coup de cœur de cette rentrée littéraire, il était temps !

 

C’est à l’Institut de Peinture de la rue du Métal à Bruxelles, école très réputée, que la jeune Paula Karst trouve enfin sa voie après deux années d’essais, abandons et autres tergiversations. Pendant six mois, la jeune fille de vingt ans assimile les innombrables teintes et leurs noms évocateurs, prépare sa palette et apprend à reproduire à la perfection bois et marbres, pierres semi-précieuses, moulures et frises, patines et dorures, jusqu’à devenir spécialiste de l’écaille de tortue qu’elle copie à merveille pour son travail de fin d’études. Le trompe-l’œil n’aura bientôt plus de secrets pour elle. Paula apprend à explorer les formes que revêt la nature « pour capter sa structure » dans un « patient travail d’appropriation » où les nuits et les jours se ressemblent, dilués dans l’odeur de térébenthine qui ne quitte plus l’appartement qu’elle partage avec Jonas, son colocataire, étudiant dans la même école qu’elle.

Le diplôme en poche, Paula part à la recherche de chantiers de décoration d’appartements ou d’hôtels particuliers. C’est la voisine de ses parents, chez qui elle est revenue vivre, qui lui met le pied à l’étrier, en lui demandant de peindre un ciel pour la chambre de son fils. Paula se lance passionnément dans le projet, « comme s’il s’agissait de réaliser le plafond de la Chapelle Sixtine » et elle s’étonne elle-même du résultat. Et lorsqu’une ancienne élève de l’Institut de Peinture de Bruxelles l’appelle pour lui proposer de participer à la préparation d’une exposition du Musée des Antiquités égyptiennes de Turin, Paula n’hésite pas un instant.

De modestes chantiers s’enchainent dans le nord de l’Italie, puis c’est la mythique Cinecittà qui l’appelle et, après un détour par Moscou, c’est le « fac-similé ultime » qui s’offre à elle, la réplique de la grotte de Lascaux. Un retour aux origines, « l’occasion d’être préhistorique » ? Paula fonce.

« (…) Paula a le sentiment de les connaître tous, de retrouver sa bande, les copistes, les braqueurs de réel, les trafiquants de fiction, employés sur le fac-similé de Lascaux car scénographes, vitraillistes, costumiers, stratifieurs, mouleurs, maquilleurs de théâtre, aquarellistes, cinéastes, restaurateurs d’icônes, doreurs ou mosaïstes. Ils se disséminent comme des acteurs sur un plateau avant le lever de rideau, chacun prend place dans son îlot de lumière, devant sa paroi, bientôt leur concentration commune maille entièrement l’espace et Paula y est prise, subitement euphorique ».

Le roman de Maylis de Kerangal nous ouvre les portes d’un monde captivant. Son écriture originale, multipliant les synonymes, insistant sur les descriptions, explorant toutes les facettes d’un sujet, reste toujours fluide. Elle hypnotise parfois, comme lorsque l’auteure évoque un souvenir d’enfance en une seule phrase longue de plus d’une page, comme un seul souffle. Roman initiatique, histoire d’amour aussi, même si elle est secondaire, ode au travail de l’artisan, questionnement sur l’art du trompe-l’œil, sur le rôle du copieur dans l’art, et par extension sur celui de la fiction dans la réalité, « Un monde à portée de main » est aussi la métaphore du travail de l’écrivain et du rôle de la littérature. Une très belle lecture, qui fait donc partie de mes coups de cœur 2018, et qui désormais me fera regarder les faux marbres et patines d’un autre œil !

 

Coup de coeur 2018 !

 

Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal, Editions Verticales, juin 2018, 285 p.

 

Sixième participation au challenge 1% de la rentrée littéraire.

 

15 réflexions sur “Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal

    • En effet, il y a de tout, c’est très intéressant. Je n’avais pas lu les précédents romans de Kerangal qui sont construits sur le même procédé. il y a peut-être un effet d’érosion ? Pour moi, c’est nouveau et c’est une découverte ! En plus, le domaine de la peinture et la question de l’art, de la fiction m’intéressent beaucoup.

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  1. toujours pas lu non plus (« Réparer les vivants » m’attend, mais le film m’a laissée sur ma faim alors… ) si c’est vraiment un coup de cœur je vais tenter quand même!
    mon coup de cœur est sans conteste « Un gentleman à Moscou » …
    il y a plus de romans qui me tentent pour cette rentrée littéraire 🙂

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    • C’est le premier d’elle que je lis (à part « Tangente vers l’est ») mais c’était un récit de voyage. Donc je découvre et je suis emballée. Et je me demande s’il n’y a pas un phénomène de lassitude chez ceux qui ont lu ses autres romans bâtis sur le même procédé. Je serais curieuse d’avoir ton avis sur celui-ci. Bonne semaine !

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  2. J’ai beaucoup aimé Réparer les vivants, mais je n’ai pas apprécié celui-là : trop froid, ennuyeux, des personnages pas assez fouillés et un style (le même que dans Réparer les vivants) qui ne se prête pas à ce thème. Bref, dommage pour moi, et tant mieux si toi tu as aimé !

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