Voilà un petit moment que « Home » de Toni Morrison trône sur ma bibliothèque, mais je n’ai jamais réussi à le lire. J’ai parfois parcouru les premières pages sans conviction, et j’ai fini par le ranger, toujours à portée de main, pour un autre jour… Je ne saurai dire pourquoi, sans doute une question de moment ou de priorité. Toni Morrison faisait partie des auteurs que je voulais lire, mais il y en avait tant d’autres qui m’attiraient bien davantage !
Alors le Blogoclub de Sylire est tombé à point nommé pour me sortir de cette impasse, et plutôt que de me précipiter sur « Home », j’ai lu quelques critiques de l’œuvre de Morrison, avant de choisir « Tar Baby », un roman publié en français en 1996, écrit en 1981 et qui se déroule à la fin des années soixante-dix, principalement dans les Caraïbes, et un peu aux Etats-Unis.
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« L’Arbre de la Croix » est une grande et magnifique maison, entourée d’un élégant jardin, au sein de la végétation luxuriante de l’Isle des Chevaliers. Résidence d’hiver de riches américains, elle appartient à Valerian Street, héritier d’une lignée de fabricants de bonbons, qui décide d’y passer sa première année de retraite. De Philadelphie, il ne regrettera que les hortensias, et le facteur, mais la construction d’une nouvelle serre lui permet de cultiver sa passion pour l’horticulture pendant des heures, en méditant sur fond de musique classique, pour son plus grand bien et celui de ses plantes chéries. Malgré cela, Valerian traîne son ennui. Il ne sait pas pourquoi il est venu passer sa retraite aux Caraïbes, il sait juste qu’il se sentait étranger à Philadelphie, dans sa propre ville.
« Le problème insoluble du vieillissement, ce n’était pas la façon dont il changeait, mais celle dont les choses changeaient. Une condition qui n’était supportable que dans la mesure où il y en avait d’autres comme lui pour partager cette connaissance ». (p202)
Valerian est marié à la « Plus Belle », Margaret, qui a vingt ans de moins que lui. Margaret s’ennuie profondément sur l’île. Elle n’y passe d’ailleurs pas l’ensemble de l’année mais elle fait des allers et retours entre la Dominique et Philadelphie. Les ont suivis sur l’Isle des Chevaliers, un couple de noirs américains, le maître d’hôtel, Sydney, et son épouse qui est cuisinière, Ondine. Ils n’ont pas d’enfants, mais se sont occupés de leur nièce orpheline, Jadine, une jeune métisse à laquelle Valerian a payé de longues études aux Etats-Unis et en France. Jadine voyage beaucoup, et vient de temps en temps rendre visite à Sydney et Ondine, ainsi qu’à Valerian et Margaret, qu’elle considère comme faisant partie de sa famille.
Nous sommes justement à quelques jours de Noël et les préparatifs vont bon train. Margaret a décidé pour une fois de préparer elle-même le repas de fête, pour faire plaisir à son fils, Mickael, qu’elle n’a pas vu depuis longtemps et qui fera le voyage des Etats-Unis pour l’occasion.
Soudain, un cri retentit depuis la chambre de Margaret qui vient de découvrir, caché dans sa penderie, « un nègre sorti de nulle part ». Contre toute attente, le maître de maison, Valerian, invite l’inconnu à la table familiale et lui donne une chambre pour la nuit. La famille, y compris les domestiques noirs, prêts à appeler la police, sont d’abord médusés, puis scandalisés par la provocation de Valerian, d’autant qu’il apparaît que l’homme se cachait depuis plusieurs jours dans la maison et y avait volé de la nourriture.
A partir de là, l’ordre apparent de la maison est bouleversé. Le vernis se craquelle, les apparences laissent entrevoir une nouvelle réalité. L’homme noir, vagabond échappé d’on ne sait où, arrivé par bateau, devient le personnage central. Il s’appelle Fils, est originaire d’un petit village de l’Alabama et tombe rapidement amoureux de la très jolie et intelligente Jadine.
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« Tar baby » nous présente un galerie de personnages aux caractères riches et variés. Fils tout d’abord, incarne l’innocence originelle. Il veut vivre dans son village, Eloe, et non à New York. Il ne veut pas renoncer à ses origines. Il s’étonne devant la peur de Jadine de vivre tranquille, d’élever des enfants :
« Elle n’arrêtait pas de lui casser les oreilles à propos d’égalité, d’égalité des sexes, comme s’il pensait que les femmes étaient des inférieures. Il n’arrivait pas à comprendre ça ». (p378)
Il y a les deux domestiques noirs, Sydney et Ondine, qui ont tout sacrifié à leurs maîtres et ne peuvent s’affranchir, puisqu’ils dépendent d’eux pour leur retraite. Alors comment peuvent-ils accepter qu’un autre noir, débarqué de nulle part, soit accueilli à bras ouverts et qu’ils doivent en outre le servir comme un invité blanc ?
Il y a la relation très complexe entre Margaret et son fils, entre Valerian et son fils, mais aussi entre les deux époux, Valerian et Margaret, dont on ne sait pas ce qui les a rapprochés, puisqu’ils viennent de milieux sociaux très différents. Un schéma que Jadine tend à reproduire avec Fils, mais qui ne fonctionne pas pour Jadine, qui n’a pas les mêmes objectifs que Fils, lui qui n’a aucune ambition sociale.
Et surtout il y a Jadine, qui grâce à l’argent d’un riche Blanc, Valerian, est diplômée de la Sorbonne. Elle se sent tiraillée entre deux cultures, et apparaît aux Noirs (Fils, Sydney et Ondine) comme une traître, celle qui choisit d’aller vivre à Paris, abandonnant son oncle et sa tante, surtout Ondine, à laquelle elle lance qu’elle ne veut surtout pas ressembler.
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Les thèmes sont nombreux, et les questions relatives au racisme sous toutes ses formes n’est pas l’unique moteur du roman. L’amour est aussi très présent, ainsi que les éléments qui peuvent unir et séparer les couples. Les personnages sont complexes, et les relations entre les êtres rendues plus difficiles encore par leur différences d’origines, à la fois raciales et sociales.
Toni Morrison a le grand talent de parvenir à dénoncer les stéréotypes raciaux et sociaux sans être moralisatrice ni manichéenne : d’une part parce que chacun, noir, blanc, métis, en prend pour son grade, et d’autre part parce que l’auteure ne propose pas de solution, les difficultés relationnelles étant inhérentes à la condition humaine. Mais « Tar baby » ne saurait se résumer à cela : c’est avant tout une très belle langue, et c’est surtout ce qui m’a plu dans ce roman, qu’il s’agisse des descriptions de la nature luxuriante de l’Isle des chevaliers, comme des joutes oratoires entre les personnages.
Tar baby, Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Guiloineau, 10/18, Paris, n°2379, mars 2007, 413 p.
Lu dans le cadre du blogoclub de Sylire et Lisa

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