Archive | septembre 2014

Du romanesque, du picaresque, enfin !

l'ile du point némoCurieuse coïncidence. Le plus gros diamant du monde, l’Anankè, vient d’être volé à sa propriétaire, Lady Mac Rae, qui vit en Ecosse. Au même moment, non loin de son château, sont retrouvés trois pieds droits humains coupés à mi-tibia et chaussés de la même basket, de la marque « Anankè », signifiant le « destin » en grec. Mis au parfum par Shylock (et non Sherlock !) Holmes, Martial Canterel, dandy et opiomane de quarante-cinq ans, qui connaît bien Lady Mac Rae, puisqu’il est le père de sa fille, Verity, décide d’élucider ce double mystère et se rend aussitôt en Ecosse.

Débute alors un périple pour le moins rocambolesque : la petite équipe, constituée de Holmes, Canterel, Lady Mac Rae, qui emmène partout Verity plongée dans un coma profond, et de quelques autres compagnons, se lance sur les traces de l’Enjambeur Nô bientôt désigné comme coupable, et entament un tour du monde à bord des engins les plus inattendus : le Nord-Express jusque Saint-Pétersbourg avant de sauter dans le Transsibérien, puis un dirigeable commandé par un certain Francesco Scheletro, ce qui ne présage rien de bon !

Comme celui qu’ils poursuivent a toujours une longueur d’avance, nos aventuriers continuent sur une goélette en direction des mers australes et du Point Némo. Le Point Némo, nous apprend l’auteur, étant le pôle maritime d’inaccessibilité ou l’endroit le plus éloigné de toute terre, se situe dans l’Océan Pacifique sud, à 2688 km des terres émergées. Enfin, le voyage se terminera à bord d’un « Nautilus » qui n’a rien à envier à celui de Jules Vernes, et pour cause.

Les rebondissements se succèdent. L’auteur nous entraîne dans un voyage scientifique digne du Tour du monde en quatre-vingt jours, ou de Vingt mille lieues sous les mers avec quelques ingrédients des enquêtes de Sherlock Holmes, une pincée de Moby Dick et une bonne dose d’île au trésor. Mais ce n’est pas tout, ce roman d’aventures prend aussi ancrage dans notre réalité quotidienne, et parfois dans l’actualité, -avec par exemple le magnifique remake du naufrage du Costa Concordia-, bien que nous soyons en même temps plongés dans une atmosphère typique de la fin du XIXème ou du début du XXème siècle. Les aventuriers évoluent dans un monde si semblable au nôtre, où la technologie est bien présente, «où les fanatismes en présence menaçaient la structure même du monde civilisé», mais pourtant si différent : à plusieurs reprises, le lecteur a l’impression de se retrouver dans une autre époque, tout en étant dans la sienne, ou dans une œuvre littéraire en train de s’écrire et de se jouer devant lui.

Et puis, il y a ces petites intrigues secondaires qui viennent interrompre régulièrement le cours des événements et qui prendront tout leur sens à la fin du roman. On y croise un chinois colombophile détraqué qui dirige une usine de tablettes électroniques, un fabricant de cigares en difficulté, installé dans le Périgord et qui perpétue dans son usine la tradition cubaine de la lecture à haute voix pour les rouleurs de cigares, et tant d’autres personnages, à la fois communs et extraordinaires. Je n’en dis pas davantage pour ne pas révéler l’importance de certaines mises en abyme. Car l’histoire n’est pas toujours celle que l’on croit.

Le talent de J.M Blas de Roblès ne se limite pas à l’imagination et à une grande qualité d’écriture. L’île du point Némo foisonne de références à l’actualité et à la littérature, que l’auteur met en scène avec brio et humour. Le roman est également une critique souvent ironique de la société de consommation et de nos économies modernes. L’auteur nous livre d’ailleurs ses réflexions sur le rôle du livre et de la littérature et sur leur avenir à l’heure du numérique. À part quelques passages qui m’ont paru inutiles ou excessifs, l’Ile du Point Némo est certainement l’un des grands livres de ces dernières années. Il nous rappelle qu’à tout moment, la littérature est fondamentale, particulièrement quand tout va mal !

Quelques citations 

« Les Français ne comprenaient rien à rien de ce qu’était devenu le monde. Tant que la Méditerranée était restée le centre de l’univers, l’alliance de leur tempérament latin et d’une certaine rigueur nordique avait fait merveille pour imposer leur prédominance économique. Aujourd’hui que ce centre s’était déplacé vers l’est, cette même latinité les desservait. Oui, songe-t-il, voilà comment on arrivait à délocaliser chez eux des usines chinoises, et c’était bien fait pour leur morgue légendaire. Or et jade à l’extérieur, ouate pourrie au-dedans. » p124

« Toute phrase écrite est un présage. Si les événements sont des répliques, des recompositions plus ou moins fidèles d’histoires déjà rêvées par d’autres, de quel livre oublié, de quel papyrus, de quelle tablette d’argile nos propres vies sont-elles le calque grimaçant ? p333

« Mille et une révoltes se bousculent derrière ses yeux en brouillards changeants. Il voudrait pouvoir pisser tranquillement sur le cadavre de Monsieur Wang, rire des arrières-mondes, barbouiller les ombres de sa caverne. Vivre sans le souci d’avoir à payer le simple fait de vivre, se chauffer avec le bois de sa forêt, manger les légumes et les fruits de son jardin, brancher son ordi aux forces du vent, de l’eau ou du soleil. Vivre dans les bois, s’il le faut, pour ne plus avoir à trembler devant une enveloppe frappée au sceau du Trésor public. Respirer, Gonfler ses poumons de la beauté du monde, être prêt, tendu, héroïque. » p346.

« Le temps que les acheteurs ouvrent leurs e-books, ne serait-ce que pour les feuilleter, et on aurait changé trois fois de tablettes et de normes de fichiers. L’important, ce n’était même pas qu’ils achètent des livres numériques récemment parus, mais qu’ils achètent encore et encore la possibilité de les acheter. Le même système que partout ailleurs, et qui fonctionnait à vide, comme le reste de l’économie. La bibliothèque numérique n’était qu’une variation moderne du péché d’orgueil, celui de parvenue pressés d’exhiber leur prospérité, s’entourant de livres tape-à-l’œil –voire de simples reliures vides- qu’ils n’avaient jamais lus et ne liraient jamais. »p360

« Il n’y a pas de réalité qui ne s’enracine dans une fiction préalable » p409

« Notre monde est mal en point, reprit ce dernier, je vous l’accorde. Ce n‘est pas une raison pour s’en extraire, pour le nier. Il y a d’autres solutions… « p413

 

L’île du Point Némo, Jean-Marie Blas de Roblès, éditions Zulma, Honfleur, août 2014, 461 p.

Petit éloge du temps comme il va

petit éloge du temps comme il vaOn ne saurait trop souligner l‘importance des titres en littérature, et celui du dernier livre de Denis Grozdanovitch est à la fois efficace et parfaitement approprié à ce petit essai qui, s’il constate les bonnes raisons que nous avons de nous plaindre de la fuite du temps, n’en reste pas moins optimiste, en nous rassurant sur notre capacité à affronter le «temps comme il va».

Et «le temps comme il va», c’est, en français, à la fois le temps météorologique et le temps qui passe. Les deux sont très liés, comme nous le démontre l’auteur qui allie les réflexions philosophiques aux images poétiques liées à son enfance.

Petit éloge du temps comme il va est un livre salutaire qui remet les choses à leur place, dénonçant notamment le «lent poison instillé dans nos veines par les moyens technologiques que nous employons », «la dépoétisation du monde perpétrée par la science», le leurre «du recours au carpe diem» et les  ravages d’angoisse que crée la «philosophie opportuniste du bonheur immédiat».

Remettons donc au goût du jour, nous dit Grozdanovitch, ces instants intemporels que sont, entre autres, la musique, la contemplation d’œuvres d’art, les bienfaits de l’habitude… L’auteur a développé sa «tactique personnelle» vis-à-vis du temps qui passe et du temps qu’il fait. À nous de définir la nôtre !

Petit éloge du temps comme il va, Denis Grozdanovitch, Folio n°5820, collection 2€, inédit, Paris, août 2014, 131 p.

L’écrivain qui voulait devenir copiste

Mr Gwyn Alessandro BarriccoJasper Gwyn est un londonien de quarante-trois ans. Alors qu’il se promène dans Regent’s Park, il éprouve soudain la sensation très nette que son travail ne lui correspond plus. Aussitôt rentré chez lui, il se met à écrire un article destiné au journal « Le Guardian » dans lequel il énumère les cinquante-deux choses qu’il s’engage à ne plus jamais faire.

Parmi celles-ci, la dernière, « écrire des livres », n’est pas des moindres, d’autant que Jasper Gwyn est un écrivain à la mode. Et si son œuvre n’est pas immense, trois romans, un essai et deux nouvelles, l’auteur est reconnu pour la facilité qu’il éprouve à s’introduire dans la tête de ses personnages et à présenter leurs sentiments.

La nouvelle fait l’effet d’une bombe, particulièrement pour Tom Bruce Shepperd, l’agent littéraire de Jasper Gwyn. Tom appelle Jasper en Espagne où ce dernier s’est réfugié afin de mettre une certaine distance entre lui et le monde. Tom essaie de le dissuader d’appliquer sa résolution. Mais en vain.

De retour à Londres, Mr Gwyn profite quelques temps d’une vie bohême, sans horaires, sans avoir besoin de prêter attention à son apparence. Mais bien vite, il se rend compte que le geste même d’écrire lui manque, ainsi que « l’effort quotidien pour mettre en ordre ses pensées sous la forme rectiligne d’une phrase » :

« …gli mancava il gesto dello scrivere, e la quotidiana cura con cui mettere in ordine pensieri nella forma rettilinea di una frase”.

Après réflexion, s’impose à lui l’idée de devenir copiste, même s’il ne sait pas précisément en quoi consiste ce métier. Il se met à « écrire mentalement », une activité physique qui lui plaît. Il finit par avoir l’idée d’un nouveau travail : réaliser des portraits, d’un genre un peu particulier puisqu’il s’agit d’ «écrire des portraits » à partir d’un modèle qui pose, dénudé, et dans le secret le plus total. Jasper Gwyn loue alors un studio, met en scène lumières et fond musical, et s’apprête à recevoir ses premiers clients, sans avoir la moindre idée de la façon dont il s’y prendra pour écrire ces portraits. Il décide alors de réaliser un essai, avec pour premier modèle Rebecca, la jolie secrétaire de Tom.

M. Gwyn cache évidemment un secret, mais lequel ? Héros principal du roman jusqu’à la moitié de celui-ci, il disparait ensuite pour laisser place à Rebecca, qui est devenue par la suite son assistante. Ce n’est d’ailleurs que quelques années après la disparition de M.Gwyn que Rebecca comprendra tout…

Alessandro Baricco signe ici un joli roman, comme à son habitude, qui ménage un certain suspense jusqu’à la fin, et que l’on imagine transposé au cinéma d’ici quelques temps. Et qui plus est, assez facile à lire en italien…

Mr Gwyn, Alessandro Baricco, Universale Economica Feltrinelli, Milano, gennaio 2013, 158p.

Mr Gwyn, Alessandro Baricco, traduit de l’italien par Lise Caillat, collection « Du monde entier », Gallimard, Paris, 184 p.

 

Livre lu dans le cadre du Challenge Leggere in italiano chez George, et du Challenge Il viaggio chez Eimelle.

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« L’échange des princesses » en collection de poche

Aux nouveautés de la rentrée littéraire, s’ajoutent en septembre de nombreuses parutions en poche des succès de l’automne dernier. Parmi ceux-ci, à ne pas rater,  L’échange des princesses, de Chantal Thomas :

L'échange des princesses

En 1721, Philippe d’Orléans, qui est alors régent de France, se trouve confronté à deux défis : il lui faut contenir l’Espagne qui a renoncé depuis peu au trône de France mais recherche toujours à étendre son influence à l’étranger. Et afin de prolonger sa régence, il doit retarder le plus possible le moment où le roi Louis XV, qui est âgé de onze ans, pourra se marier et avoir un héritier. Le régent espère ainsi que Louis XV, de santé fragile, mourra avant d’avoir un fils, et que la couronne lui reviendra.

Philippe d’Orléans conçoit alors l’idée d’un double mariage entre les familles de France et d’Espagne : il suggère alors à Philippe V, roi d’Espagne, de donner sa jeune infante, Anna Maria Victoria de Bourbon, à marier à Louis XV. Celle-ci n’a que quatre ans et est donc bien loin de pouvoir enfanter. En échange, le régent donnera sa fille, Louise Elisabeth de Montpensier, au Prince des Asturies, héritier de la couronne d’Espagne, et pourra ainsi exercer un certain contrôle sur la politique extérieure espagnole.

La Cour d’Espagne accepte le marché avec empressement et Philippe d’Orléans voit arriver la fin de ses tourments. Provisoirement seulement car, si les deux princesses sont échangées sans encombre, sur une petite ile du fleuve qui sépare les deux pays, la suite ne se déroulera pas aussi facilement que prévu. Je ne vous en dis pas davantage afin de préserver la suite de l’histoire.

L’échange des princesses retrace un épisode particulier de ce qui fondait l’essentiel des relations internationales de cette époque, la politique des mariages. La plupart du temps malheureux, ceux-ci étaient d’une importance capitale sur le plan diplomatique et l’amour était toujours à l’arrière-plan, sauf lorsque les goûts et les impératifs politiques concordaient, par le plus grand des hasards.

Le roman de Chantal Thomas constitue une lecture intéressante, qui explique par la petite histoire quatre années de relations entre deux des plus grands pays d’Europe de l’époque. Il est bien écrit, d’un style travaillé qui correspond bien au sujet. Néanmoins, quelque chose d’indéfinissable m’a empêché de plonger totalement dans l’histoire. Il m’a semblé que l’auteur hésitait parfois entre le récit historique très bien documenté (certaines des lettres des principaux protagonistes sont inédites), et un roman faisant la part belle au ressenti des personnages. Comme si les deux ingrédients, portant bien présents, ne se mariaient pas totalement. Cette petite restriction n’enlève pas son intérêt au livre, qui reste un très bon roman historique.

L’échange des princesses, Chantal Thomas, collection Grands romans, Editions Points, septembre 2014, 336 p.

Livre lu dans le cadre du challenge Histoire

 

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Une putain de catastrophe, de David Carkeet

Une putain de catastrophe Le premier roman de David Carkeet traduit en français, Le linguiste était presque parfait, m’avait vraiment emballée et j’attendais les suivants avec impatience. Ce ne fut pas long, car les Éditions Monsieur Toussaint Louverture ont publié en mai dernier une seconde aventure de Jérémy Cook, le linguiste misanthrope et pourtant si sympathique.

Dans Le linguiste était presque parfait, Jérémy Cook, qui étudiait le babil des jeunes enfants au sein de l’Institut Wabash, dans une université inconnue perdue dans l’obscur Comté de Kingsley,   résolvait deux meurtres au moyen de… la linguistique. Dans Une putain de catastrophe, la linguistique reste au centre du roman, mais elle permet, contre toute attente, de sauver des couples au bord du divorce !

Jérémy Cook a en effet perdu son travail (et sa petite amie d’ailleurs) après la fermeture de l’institut Wabash. Il recherche un emploi et Une putain de catastrophe s’ouvre sur sa rencontre avec Monsieur Pillow, directeur de l’énigmatique agence Pillow, et personnage tout aussi loufoque que Jérémy Cook. Pillow engage notre linguiste, dont le rôle, qui s’apparente d’ailleurs davantage à une mission, sera d’analyser les conversations des couples qui font appel à l’agence, afin d’y déceler des indices de la faille profonde qui empoisonne leur relation.

Pour cela, Jérémy doit s’installer chez le couple en question, afin d’assister à l’ensemble des interactions linguistiques qui s’y déroulent. Il n’y a qu’une pièce à laquelle il n’a pas accès, la chambre conjugale ! Et c’est ainsi que Jérémy se retrouve chez la famille Wilson, avec Dan et Beth, américains moyens, heureux parents d’un adolescent, Robbie. Jérémy Cook ne sait pas en quoi consiste son travail, il improvise, tantôt voyeur, tantôt conseiller conjugal, sur la base du « Manuel Pillow », une curieuse méthode mise au point par le fondateur de l’agence. Ce dernier n’est d’ailleurs pas un as de la communication et les entretiens téléphoniques qu’il a avec Jérémy sont à la fois désopilants et navrants !

Je n’en dirai pas plus, mais le roman, savoureux, se lit d’une traite. L’auteur met en évidence les différences de comportement langagier entre les représentants des deux sexes que sont Dan et Beth. Publié en 1990 aux Etats-Unis, Une putain de catastrophe annonce le livre à succès de John Gray, Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, tout en étant moins caricatural, mais pourtant plein d’humour. On ne peut que se reconnaître dans certaines situations. Dommage que la traduction française ait mis si longtemps à nous parvenir !

Une putain de catastrophe, David Carkeet, Monsieur Toussaint Louverture, Toulouse, mai 2014, 416 p.

 

Je remercie le site Babelio qui m’a envoyé ce livre dans le cadre de l’opération Masse critique.

 

On aurait dit une femme couchée sur le dos, de Corine Jamar

On aurait dit une femme couchée sur le dosC’est dans un coin de Crète encore très sauvage, à l’aube des années quatre-vingt, que Samira et un couple d’amis à elle, Fred et Claudie, s’installent avec leurs rêves, après avoir quitté la France, au volant d’une vieille voiture traînant une caravane rafistolée. La plage qu’ils choisissent est vierge. La caravane devient une cantine, ils préparent des repas pour les quelques habitués du coin et les rares touristes qui découvrent l’île.

Peu après, Samira rencontre un jeune homme grec, Eleftheris, et l’épouse. Mais bientôt un événement, pourtant apparemment sans importance, marque la vie de la jeune femme pour de longues années. Samira suggère à Claudie et Fred de partir. La cantine ne suffisant pas à nourrir quatre bouches, elle veut désormais s’en occuper seule, avec son mari. Elle fait la cuisine, lui est l’autochtone qui a obtenu l’autorisation de s’installer sur cette plage : ils sont essentiels, pas les autres.

La culpabilité née de cette trahison ne quittera pas Samira, d’autant que ses amis ne rentrent pas en France comme elle s’y attendait, mais s’installent non loin de la plage. Un autre fait bien plus grave survient ensuite entre Samira et son beau-frère, Yannis, l’aîné de la famille qui fait régner sa loi sur la fratrie, comme le veulent les traditions du pays.

La vie n’est pas facile dans cet endroit magnifique. Heureusement, Samira a des amis, au premier rang desquels, Walter, ancien chef opérateur sur le tournage de « Zorba le Grec », film réalisé trente ans auparavant sur la plage voisine, mais qui n’en finit pas de faire parler de lui. Il y a aussi Nadine la Belge, Ruth, une vielle anglaise excentrique et alcoolique, la Française et sa fille venues pour échapper quelque temps encore à leur destin, Karin et Ivan, un couple de touristes parents de deux fillettes, dont une jeune autiste, et le père de Samira qui a compris ses erreurs passées.

On aurait dit une femme couchée sur le dos est un très beau roman qui restitue à merveille l’atmosphère de cette péninsule crétoise. Tout y est, la végétation, la lumière, les plis de la montagne, le souffle du vent et la force des traditions de ce pays longtemps béni des dieux. Samira est une héroïne attachante, que les doutes et la culpabilité ne parviennent pas à anéantir. Elle est forte parce qu’elle pense aux autres, parce qu’elle aime et veut faire aimer aux touristes le pays qu’elle a choisi et surtout parce qu’elle vit une histoire d’amour avec Eleftheris.

Les dieux grecs ne sont jamais bien loin, ajoutant un peu de magie à l’atmosphère envoûtante de ce roman, dont le narrateur ne vient au monde qu’à la fin du roman, lorsque la menace qui planait sur Samira et Eleftheris disparaît.

« Ma mère pensait qu’après le mariage un enfant naîtrait, aboutissement parfait, consécration ultime, mais je ne venais pas. J’étais prisonnier quelque part dans l’Ether, comme Thésée dans son labyrinthe. Ma mère suppliait la nymphe Akalida en cachette. A l’aube, juste avant l’arrivée de Walter, elle s’agenouillait dans le sable, joignait les mains et se mettait à prier pour que j’arrive ».

Corine Jamar est une auteure belge qui vit à Bruxelles et a déjà publié trois romans, des albums pour la jeunesse et des BD. On aurait dit une femme couchée sur le dos est une très belle découverte que je vous conseille.

 

On aurait dit une femme couchée sur le dos, Corine Jamar, Editions Le castor astral, collection Escales des lettres, août 2014, 213p.

Histoire d’Alice qui ne pensait jamais à rien (et de tous ses maris, plus un)

Histoire d'Alice qui ne pensait ...L’avant-dernier roman de l’écrivain belge Francis Dannemark est sorti il y a quelques jours en format de poche aux éditions Pocket : si ce n’est pas encore fait, voilà l’occasion de découvrir ce roman dont le titre illustre parfaitement la fantaisie qu’il recèle !

Paul, le narrateur, assiste à l’enterrement de sa mère, Mady, à Bruxelles. Contre toute attente, il y rencontre Alice, la sœur de sa mère, qu’il ne connaissait pas, et dont il n’a que rarement entendu parler dans son enfance. Alice vit en effet à l’étranger depuis la fin de la guerre. Choquée par la mort de ses deux parents et de son fiancé, elle a préféré partir aux États-Unis pour oublier toute cette souffrance.

Alice reste quelques jours à Bruxelles, et passe une soirée avec son neveu, puis deux, puis davantage, le temps de lui raconter sa vie, et de lui demander un service : retrouver un homme dont elle a perdu la trace il y a bien longtemps.

Paul écoute la longue histoire d’Alice qui est loin d’être banale, notamment par le nombre de maris qu’elle a eus. Oh, elle n’a jamais divorcé ! Elle ne les a pas trucidés non plus : ils sont tous partis, d’une mort bien naturelle ! Et une fois veuve, Alice a rapidement retrouvé l’âme sœur. À chaque fois.

N’allez pas croire qu’Alice se mariait par intérêt ou par peur de la solitude, non. Alice est toujours tombée amoureuse, et c’était réciproque ! Elle a beaucoup voyagé aussi, suivant parfois son conjoint jusqu’à des régions reculées. Elle s’est ainsi retrouvée tout à tour l’épouse d’un fermier canadien, d’un confiseur italien, d’un musicien de jazz américain, d’un médecin indien, et j’en passe… Et avec la bénédiction de la mère de son deuxième mari, avec qui elle est toujours restée amie.

La vieille dame raconte sa vie avec fantaisie, entrain, et joie de vivre, malgré tous ses malheurs. Elle est parfois émue, il lui arrive aussi de rougir à l’évocation d’un détail un peu croustillant. Alice ne s’est jamais posé trop de questions, préférant avancer vers un nouvel amour. Elle a ainsi trouvé sa propre recette du bonheur. Et l’Histoire d’Alice, qui ne pensait jamais à rien (et de tous ses maris, plus un) est, à mi-chemin entre le roman et la fable, un vrai moment de plaisir dont il serait dommage de se priver !

Histoire d’Alice, qui ne pensait jamais à rien (et de tous ses maris, plus un), Francis Dannemark, Pocket n°16023, Paris, août 2014, 122 p.